Véronique Biefnot

Olena, un beau prénom, passionné, évoquant les envols de mouettes, les bois de bouleaux et les destins slaves contrariés. Pourtant, Olena n'est pas un personnage romanesque, elle s'appelle simplement Olena.

L’envie lui vient un instant de tout annuler, de tout faire disparaître en fumée. Plus de secrets, plus de mensonges, plus d’histoire d’amour, plus rien. Plus personne. La petite flamme lèche le bord d’une photo où sa mère offre au photographe un sourire si beau qu’Antoine se met à pleurer. Comme elle a aimé Teddy ! Il éloigne vivement la photo de la bougie. Puis il s’allonge sur le divan et ferme les yeux. C’est là qu’il s’endort, c’est là qu’il passe la nuit, en proie à des rêves qui ne cessent de le réveiller mais dans lesquels il replonge aussitôt. Il tremble et grelotte lorsqu’il se réveille pour de bon.

Tu sais, en tant que notaire, je suis parfois amené à préciser qu’on n’est pas forcé d’accepter un héritage. Les gens ne le savent pas toujours. J’en ai vu refuser leur héritage, pour toutes sortes de raisons, financières le plus souvent, mais affectives aussi, parfois.

On ne refait pas le passé mais je me demande ce qu’aurait été la vie si ma mère avait eu le courage de…

Je n’aime vraiment pas qu’on juge les gens sur quoi que ce soit – à part leur façon de se comporter envers autrui. Je sais que je ne me suis pas comporté envers vous comme j’aurais dû le faire. Cela me coûte notamment d’avoir raté le bonheur de vous voir côte à côte. Mais je vous aime. Soyez heureux ! Je vous salue une dernière fois avant d’aller faire swinguer les anges. (Il quitte son fauteuil, fait un clin d’œil et sort du champ. Bientôt on l’entend jouer “ In a Sentimental Mood “…)

Je suis le seul à pouvoir dire la vérité. Le secret a duré assez longtemps, trop longtemps. Je ne me fais aucune illusion : mon vrai cancer, c’est lui. Ce que je fais en vous parlant à tous deux maintenant, j’aurais dû le faire il y a des années. Mais il y avait ma promesse. Et ma lâcheté aussi. L’habitude du silence. La peur de changer les choses… Et puis j’ai réfléchi. Qu’est-ce que j’avais à vous léguer en partant ? À vous léguer vraiment ? Rien, sauf la vérité. Avec l’espoir qu’elle soit une porte qui s’ouvre sur un bonheur sans remords ni regrets, sans men-songes, une porte qui s’ouvre sur quelque chose de… plus lumineux que ce que j’ai vécu moi-même.

Une maison tranquille et que je connaissais par cœur. Une maison gentiment éteinte … comme la vie de mes parents. Pas une seconde je n’ai imaginé que ma mère était capable de vivre autre chose. J’ai parfois pensé, juste une fraction de seconde, que je ne m’étais pas marié pour éviter d’avoir une vie comme la leur.

Les vacances, je le sais, étaient les moments les plus difficiles. Pour moi, c’étaient des périodes où je jouais tous les soirs dans une autre ville, aux quatre coins du pays. Pour toi, c’étaient de longues semaines chez tes grands-parents. Ils t’adoraient. Auraient voulu que tu vives avec eux toute l’année. Mais je voyais bien les reproches dans tes yeux quand je partais. Je savais bien que ça n’allait pas, tu refusais souvent de me parler au téléphone. Pourtant je t’appelais chaque jour, chaque jour, ma chérie. (Teddy allume une cigarette. Un tic agite légèrement sa paupière gauche.) J’ai perdu le fil… Je pense à la mort de madame Raymonde, peu de temps après l’obtention de ton diplôme de musicologue. Elle était devenue sourde et elle riait moins souvent. « À quoi bon rire si on ne s’entend plus ? » disait-elle avec humour. Mais ça la rendait malheureuse de ne plus pouvoir écouter les gens. Tu sais, Nina, j’avais un projet. Un disque qui se serait appelé Le monde de Raymonde , composé uniquement de petites mélodies enfantines et joyeuses. Je n’y suis pas arrivé. Il me manquait quelque chose. Quelque chose qu’elle avait et que je n’avais pas…

Elle ne s’est jamais sentie aussi seule – et pourtant c’est un sentiment qu’elle connaît par cœur. Si le vent se levait, il pourrait l’emporter comme une feuille, il ferait d’elle ce qu’il veut, aucune importance. Depuis quand a-t-elle peur d’aimer ? Elle le sait maintenant : depuis toujours.

On ne connaît pas ses parents… mais ils sont en nous et c’est ainsi qu’on se retrouve à vivre avec des fantômes...

C’était une femme adorable. Elle avait l’habitude, quand elle riait, de fermer les yeux en penchant légèrement la tête. Je me faisais une joie, quand elle arrivait, de dénouer son élégant chignon et lui rendre ainsi sa grâce de petite fille. Je l’aimais. Et elle m’aimait – mais pas assez sans doute…

Elle avait quarante ans et aucun espoir d’avoir un jour un enfant. Les médecins – elle avait consulté les meilleurs spécialistes – étaient formels. Et puis quelque chose d’incroyable s’est produit. Un jour, elle a débarqué comme une folle. Elle venait de l’hôpital. Le toubib le lui avait certifié : elle était enceinte ! Et elle l’était de moi, indubitablement. J’ai pensé tout de suite que c’était ta présence qui avait ouvert quelque chose en elle, la chaleur de ton petit corps si souvent niché dans ses bras. Je lui ai dit que cette fois, il n’y avait plus à réfléchir : nous allions vivre ensemble ! Mais elle a dit non, même avec mon enfant dans son ventre. Elle n’a pas voulu. À ses yeux, je menais une vie de bohème, et ça n’avait rien de romantique, c’était juste angoissant.

Je me suis assis au piano, j’ai joué la chanson de Fred Astaire : “ The weather is frightening, the thunder and lightning… ” puis j’ai improvisé une musique pour accompagner le tonnerre. Elle avait peur de l’orage mais ça l’a amusée et détendue. Je l’ai invitée à s’asseoir à côté de moi et à frapper les touches. Et puis voilà… Nos doigts se sont croisés et ça a été le début d’une profonde attraction, d’une vraie connivence. À la fin de l’orage, nous étions amoureux. Très amoureux. Elle était mariée, elle aussi. Mais nous nous voyions très souvent. Elle vivait comme une sœur, depuis des années, avec un mari paisible et rassurant pour lequel elle avait beaucoup d’affection. Après quelques mois, je lui ai proposé qu’on vive ensemble. Il suffisait que nous divorcions, elle et moi. Elle n’a pas dit oui, elle n’a pas dit non, elle hésitait… Puis un jour, Colette, ta mère, m’a annoncé qu’elle était enceinte.

Colette avait un drôle de caractère, elle soufflait le chaud et le froid, on ne pouvait jamais savoir trois minutes à l’avance si elle allait rire ou pleurer, faire la paix ou chercher la guerre… Il y a des gens comme ça. Et elle avait un petit problème avec le vin. Elle disait que ça l’aidait. Elle avait tort – mais je me demande si quelque chose aurait pu l’aider davantage. Ce que je sais, c’est qu’il nous est arrivé quelque chose de magnifique : toi.

Ce moment où la mélodie m’emportait – et je n’étais plus là, j’étais dans un autre monde, où tout était juste… Je n’ai jamais pris de drogues, pas besoin, la musique me suffisait amplement, aussi longtemps que je pouvais en jouer, n’importe où, un club, une arrière-salle, un studio, la scène d’un festival…

Quand j’étais jeune, j’aurais bien aimé qu’ils se marient. Elle m’offrait des vêtements un peu fous, du vernis à ongles, des bracelets et des colliers… Elle m’a téléphoné il y a une demi-douzaine d’années, elle avait envie de revoir mon père, je présume donc qu’elle l’a fait. Elle est morte il y a un an pendant un concert à Saint-Jean-de-Luz, crise cardiaque, au beau milieu de « My Heart Belongs to Daddy »…

 J’avais coupé mes racines assez brutalement, à vingt ans, et je les ai retrouvées en m’occupant de ma mère, durant la courte période où elle a survécu à mon père, puis en m’installant à nouveau dans la maison où j’avais grandi. J’ai retrouvé la gentillesse de ces gens qui vivent sans soleil mais qui en ont toujours à partager avec vous. J’avais un peu plus de soixante ans et j’ignorais que commençait la partie la plus sereine de ma vie. Elles ont été paisibles, ces années partagées entre l’Aquitaine et le Nord. J’ai rencontré Antoine, qui s’est révélé un élève vraiment doué. S’il le voulait, il pourrait sans peine se produire en public. Un jour peut-être ?

L’amour, je l’ai rencontré, dit-elle enfin. Pas longtemps, mais fort, très fort. Un musicien. Pas de bol. Quand il m’a proposé de vivre avec lui, j’ai dit non. Un homme comme mon père, toujours sur les routes, pas question. Impossible ! Il est parti. Je l’ai laissé partir, la mort dans l’âme. Mais c’était il y a très longtemps, ça n’a plus d’importance aujourd’hui.

L’amour vrai est un oiseau rare, il ne vient pas quand on le siffle, mais peut-être quand on se tait, quand on ne l’attend pas…

Porte-bonheur… Elle a été heureuse, je crois, et mon père aussi. De leur temps, on ne parlait guère de ça, le bonheur n’était pas à la mode… Ils avaient vu le monde se détruire et ils étaient contents d’avoir survécu… et de vivre, simplement vivre. Après eux, les gens ont voulu de l’argent, de belles maisons, de belles voitures… Je les ai vus, dans les clubs où je jouais, une main qu’on fourre dans sa poche pour en retirer quelques billets qu’on glisse au pianiste pour qu’il joue “Happy Birthday” entre ”Night and Day“ et “My Funny Valentine”…