Citations de Vincent Munier (78)
LE BAIN REVELATEUR
Nous attendions depuis des heures.
Le froid avait tué la vie,
Du moins, c'est ce que je croyais.
Quand déboulèrent un chat manul,
Un lièvre, un loup et un kiang.
Je ne croyais pas trop en Dieu.
Mais ces visions qui s'allumaient
Et s'éteignaient dans la montagne
Etaient de saints surgissements.
Et leur vue me montait à l'âme
(Hiérophanie disaient les Grecs
Quand un dieu se manifestait).
C'étaient des apparitions
Car leur beauté était parfaite,
Et leur présence aussi fragile
Que le chatoiement de l'icône
Sous les bulbes de la Russie.
DES POETES ET DES ALCHIMISTES
"C'est une femme belle et de riche encolure
Qui laisse dans le sang traîner sa chevelure
Elle marche en déesse et repose en sultane"
Disait presque Baudelaire (il écrivait "dans son vin" et non pas "dans le sang").
Ce sont des vers pour la panthère, pensions-nous.
"Attention", menacent les savants, "vous faites de l'anthropomorphisme!
N'idéalisez pas les bêtes! N'humanisez pas les fauves!"
"Et pourquoi pas?", répondons-nous.
Et si les poètes en savaient davantage que les savants?
Et si la photographie d'un artiste en disait davantage qu'une fiche zoologique?
LA TOISON DORT
Elle a convoqué le Tibet.
Elle a pris les replis, les crêtes et les névés
Les ombres de la gorge et le cristal du ciel
L'automne des versants, et la neige éternelle.
Elle a pris les épines et les buissons d'armoise
Le secret des orages et des nuées d'argent.
Elle a pris l'or des steppes et le linceul des glaces
La course des mouflons, l'agonie des bharals et le sang des chamois.
Elle a pris la montagne et s'en est recouverte.
Elle s'est drapée de karst, d'ozone et de photons.
Elle vit depuis ce jour sous la toison du monde.
Elle est habillée de représentations.
La panthère, esprit des neiges, vêtue par le lieu.
DISSIMULE TA VIE
Les animaux sont des princes de la dissimulation.
Ils surgissent, fusent, s'évanouissent.
A peine apparus, ils s'éteignent.
Ils sont des cierges dans la crypte.
Il faudra revenir.
Savoir que les bêtes sont vivantes, sauvages et souveraines,
rachète la fugacité de leur apparition.
Peu importe de ne pas les voir.
Leur existence suffit à combler notre peine.
Leur invisibilité console notre mélancolie.
Le monde n'a pas été fait pour le regard de l'homme.
Frères humains, la Terre n'est pas un music-hall!
L'ETERNEL RETOUR DE LA VIE
Manger, être mangé.
Traquer, être traqué.
Débusquer ou détaler, survivre ou disparaître.
Ainsi de la loterie vitale : aux uns le festin, aux autres l'agonie.
Est-ce injuste?
Non : la vie et la mort oeuvrent de concert pour la gloire du monde et le salut des êtres.
LA NECESSITE SANS HASARD
Il se fait tout à coup un silence profond
quand la panthère blanche arrive à pas feutrés.
On dirait que la reine entre dans le salon.
Elle apparaît. Les bêtes semblent pressées de disparaître.
Les bharals refluent vers les crêtes.
"La nature est cruelle », disent les humanistes.
"Tout n'est que souffrance et ces paysages sont décor de carnage."
Ô certes, ils ont raison. Les panthères ont leurs crocs, les ours la puissance, le renard a sa ruse, les loup rôdent, increvables. Chacun cherche sa proie.
Tous redoutent ou épient le moindre mouvement.
Mais les bêtes agissent selon leur commandement et leur nécessité. L'instinct les détermine. Le gêne les conduit. Le réflexe les mène.
Leur faim n'est pas la cruauté.
Prélever sa part n'équivaut pas à étancher sa soif de pouvoir,
sa volonté de puissance, et son goût de la violence. Cela, c'est l'apanage des hommes.
Déçu de n'avoir pas hérité de la force à la loterie de l'évolution,
l'homme s'est consolé en inventant la folie.
Les bêtes sont les notes sur la partition.
Que jouent-elles?
Le chant du monde.
LA JOUISSANCE D'ETRE
Elle repose dans les rochers.
Ses siestes homériques durent un jour entier.
Comme les princes d'Asie, elle dort sur des fourrures.
A quoi rêve-t-elle A des festins de viande?
Elle se réveille, hume le crépuscule, décoche un bâillement où elle avale le monde.
Elle plisse les yeux, ramène les pattes et se tient, les yeux perdus vers le Mékong.
Un savant répugnerait à dire qu'elle jouit de la vie.
L'Académie des sciences n'attribue pas aux bêtes l'art de méditer.
Pourtant, que savons-nous?
Les animaux possèdent peut-être le sens du beau.
Et quand les gypaètes tiennent le surplace dans le ciel,
Je ne peux m'empêcher de penser qu'ils sont au spectacle de l'or du soir qui tombe.
PARADOXE DU FAUVE
Le silence et la grâce, la patience et l'abnégation sont les armes du prédateur.
Ces hautes vertus semblent l'apanage des innocents.
Les voilà pourtant rassemblés dans le carnassier pour aboutir à la dévoration du plus faible!
C'est que l'évolution n'est pas réglée par la morale : la faim justifie tout moyen.
LE YACK IMMEMORIAL
C'est un vaisseau de laine et de mémoire profonde.
Venu du fond des temps, il s'est drapé de nuit.
Les hommes l'ont gravé sur les parois des grottes.
Il s'est ébroué des peintures pariétales et circule depuis,
étonné de ne plus habiter les jardins de l'âge d'or.
Les prêtres antiques avaient fait du taureau l'âme du monde.
On le sacrifiait sur des pierres fumantes et le sang noir coulait dans la poussière.
Dans sa chair boucanée, circule un très vieux gène, bouillon de force,
de colère et de liberté.
Le yack est le totem de la vie avant l'homme.
À notre époque humaine, il n'offre rien d'utile.
Ce qu'il nous faut, à nous autres du XXIe siècle,
ce ne sont pas des forteresses fulminantes
mais des pièces de viande pâturant en rangs et marchant à la file
vers les batteries de bouchers.
Que voulez-vous, l'humanité est devenue la clientèle de la nature.
Je dors le jour et marche la nuit. Jusqu'au delà du raisonnable. En mars, la lumière de la nuit polaire me séduit : rose, bleue, elle caresse toutes les courbes des vallons glacés. Le ciel parle. Sa lumière révèle des ombres sur les vastes étendues, comme pour me guider.
J'avance. Le vent glacial de face m'épuise. Je pleure des larmes de glaces. Ce matin, j'ai dormi en marchant. Cela peut paraître absurse mais c'est vrai !
La beauté du soir
ne parle pas du soir,
en étant la beauté du soir.
J'avais sur les doigts
l'odeur pénétrante, enivrante,
des "mauvaises herbes"
arrachées au jardin.
Étrangers nous sommes, donc, face aux ours comme à la mésange, dans la société du singe gélada comme dans celle du bœuf musqué. Mais c'est bien dans cette myriade de différences que la richesse est à chercher. La différence de l'autre nous en apprend tellement sur nous- mêmes, qu'à la fréquenter, notre humanité ne peut que s'étoffer.
Surtout ne rien figer ! À l'esprit ouvert, à l'imaginaire vagabond, elles révèlent au contraire les frémissements de la vie, ses tressaillements furtifs et ses précieuses divinités. Mes cadres ne sont pas des cages, mes capteurs se refusent à capturer. J'aime plutôt à penser que mes images sont des lucarnes par où le curieux pourra s'aventurer dans un monde vibratoire, un univers haletant, et suivre à la trace l'animal qui l'y guidera.
Dès que je me retrouve en ville je suis un peu [...], j'ai l'impression de jouer un rôle. Alors que là, dans la nature, face à toi même tu peux pas tricher.
Le jour qui se lève
ensemble exalte
et absout le jour.
« Arrête-toi, oui, contemple / mais ne t’attarde pas. / On ne peut être que hélé / au passage. »