Wendy Baqué

Tu es capable de grandes choses, Benjamin.
De petites, aussi. Ils ne faut pas les négliger,
les petites choses de la vie, celles qui rendent
heureux rien que d’y penser.

Le monde t'appartient, Alice, car le monde appartient à ceux qui rêvent tôt.

Baissant les yeux et donnant le plan du métro, je réponds enfin, essayant d’effacer mon air de fille qui perd son dernier neurone :
— Euh… Alice.
— Pourquoi euh, tu n’es pas sûre ? s’interroge-t-il derechef, taquin.
Je rougis. Alice, comme le chanteur Cooper, loin du Pays des Merveilles en ce moment !

J’interroge le chanteur, la voix étouffée dans sa poitrine :
— Gabriel, pourquoi on a fait ça ?
— Parce que c’est rock and roll. Et que je suis une rockstar, bébé.
Tout est dit.

Dans une masse de gens entassés sur des canapés en velours, dans le premier salon, il reconnaît Corine Marienneau, la pauvre bassiste de Téléphone, qui tente d’expliquer un truc à son cher Louis, hypnotisé par Keith Richards, lui-même absorbé par son verre de vodka orange. Dans une autre pièce, Iggy Pop - le vrai, pas cette espèce de sosie défraîchi qui figure parmi ses fans - danse déjà sur le bar, dans un vacarme assourdissant de musique plus ou moins disco. Un type avec de grandes oreilles vient saluer Gabriel avant de quitter les lieux. Sans doute Serge Gainsbourg. Vers le buffet, les Eurythmics se baladent avec des petits fours dans les mains. S’y trouvent aussi la nana des Talking Head et les Clash au grand complet. Puis, une meuf blonde, légèrement vêtue, avec qui il a fait un duo sur un plateau télé et dont Gaby a oublié le prénom. Tant d’autres se cachent sans doute à l’étage ou dans le jardin. Quiconque n’est pas habitué à voir autant de célébrités d’un seul coup se serait sans doute évanoui.

Gabriel m’a surnommée « l’écorchée vive ». Je dois avouer que j’aime bien. Cela me correspond. J’ai la chair à vif, les nerfs tendus et je suis prête à en découdre pour défendre ce qui compte le plus pour moi, quitte à sortir les crocs. Je suis écorchée par cette vie trop brute, trop abrupte, ces relations humaines parfois violentes et incompréhensibles, ces illusions si faciles à avoir et qui nous font déchanter au premier tournant. Oui, je suis une écorchée vive, sans cesse sur le qui-vive pour me battre et survivre.

En fin de compte, toutes mes réflexions me conduisaient à me dire que Rudyard n’avait jamais eu de mauvaises intentions à mon égard et que mon instinct de survie avait eu quelques défaillances, sans doute trop influencé par mes lectures de faits-divers, les feuilletons policiers de ma mère ou la loi établie au sujet des relations entre mineurs et majeurs. Mineur, majeur… Cela pourrait presque se rapporter à la musique et aux différentes gammes et tonalités.

J’avais peur de tomber dans le banal ou la niaiserie totale. Ce n’étaient pas des paroles en l’air, quand même ! Je ne voulais pas lui dire simplement je t’aime, comme on balance un juron. Ces trois petits mots pouvaient changer une vie. Alors, je ne dis rien. C’était connu, la peur paralysait. 

Nous n’étions que des inconnus l’un pour l’autre, des étrangers alliés par le même besoin de se trouver une autre vie. Si nous nous aimions, nous ne serions plus des inconnus. Nous aurions cet amour en commun, en plus de la musique, et je n’étais pas sûr que cela soit vraiment positif. Étant donné que l’amour pouvait être quelque chose de stimulant comme quelque chose de destructeur. Cela était sans compter tous les dangers que cela représentait pour nous. Cacher cette relation aux autres finirait par lasser June. J’en étais certain. D’autant plus qu’elle était jeune et qu’elle se rendrait compte qu’il serait plus sain pour elle d’aller fricoter avec des gentils fils d’aristos de son âge, dans les rallyes !

y avait des mots qui ne s’oubliaient pas, surtout s’il s’agissait de la vérité. Je n’étais pas triste, ni en colère, juste déçue et frustrée. Comme une enfant pourrie gâtée. 

Je ne voulais cependant pas le repousser, ce baiser n’étant pas désagréable. Juste une sensation nouvelle et étrange. Il m’avait alors entraînée dehors, nous avions dit au revoir au groupe et étions partis. Et maintenant, il se contentait de me ramener chez moi, dans le même silence qu’à l’aller.
D’un autre côté, je n’étais pas sûre de pouvoir entendre ses réticences, bien que je sache que c’était évident qu’il ne pouvait pas m’aimer comme je l’aimais. Et puis mes mots ne laissaient pas sous-entendre que je puisse attendre une réponse. Je lui disais juste que je l’aimais, c’était tout !

« Le baiser est la plus sûre façon de se taire en disant tout », disait Maupassant. Le rose monté à ses joues la rendit encore plus belle et le silence gêné qui s’empara de nous sacralisa l’instant.

Le pire c’est que je me suis rendu compte que je ne me sentais pas capable de vivre sans toi. Mais tu as le droit de te moquer de moi et de mon amour de gamine. Tu n’en as sans doute rien à foutre, tu as d’autres filles qui te courent après, beaucoup plus âgées que moi qui savent ce qu’elles font et qui ne sont pas naïves. Tu as le droit de fuir aussi face à cet amour trop envahissant dont tu ne sauras que faire. Je ne suis qu’une gamine qui se fait des films, qui croit qu’elle pourra s’en sortir dans la vie en s’entichant d’inconnus. Une sale gosse de riches qui croit que la vie, c’est comme la musique : que chaque note est écrite sur une partition comme le destin est gravé en nous.

Il fallait que j’assume ! Soit on faisait les choses jusqu’au bout, soit on ne les faisait pas du tout. J’avais choisi d’emmener June en terrain inconnu, j’avais sa totale responsabilité. Et j’avais confiance en mes amis. Même si des fois, ça dérapait, mais ça, ce n’était pas leur faute et personne ne pouvait le prévoir.

Je n’avais jamais été douée pour mener une conversation, bien que des milliers de questions à lui poser m’effleuraient l’esprit. Je n’oserai jamais lui demander quoi que ce soit de l’ordre de l’intime comme il l’avait pourtant fait à mon égard. J’aurais trop peur de le vexer ou de dire quelque chose qu’il ne faut pas.

Je me rendis compte avec horreur que j’avais parlé la bouche pleine et que c’était l’une des pires impolitesses et l’un des pires actes disgracieux dont j’étais capable. Je me sentis rougir soudainement, honteuse au possible. J’osai un regard en biais envers l’adulte qui me faisait face afin de guetter sa réaction courroucée. Mais il n’en fut rien. Du revers de la main, l’homme aux yeux azurs essuya une goutte de ketchup qui avait coulé de mon menton. Mon regard fut attiré par quelque chose de bien plus intéressant que mes considérations personnelles sur les bonnes manières.

Elle vint se placer à ma droite. Je me mis à pleurer de bonheur. J’avais attendu ce moment depuis tellement longtemps ! C’était comme si nous faisions l’amour à travers la musique. En voyant mes larmes, June s’arrêta de mouvoir son archet fin sur ses cordes, soucieuse, mais je lui fis signe de continuer et elle repartit de plus belle.
 

Dans les yeux de June, je vis que c’était ce qu’elle attendait de moi. Je lui avais promis de lui changer sa vie sinon de lui apprendre à vivre. Ma tâche me plaisait de plus en plus ! On aurait pu croire cette atmosphère pesante, mais elle ne l’était aucunement. 

Je réaliserai mon rêve en vivant de la musique. Peut-être même que je me marierais avec Rudy. Voilà l’avenir tel que je me l’idéalisai, à cet instant. J’y crus. Pourquoi cela ne se réaliserait-il pas ? Ce n’était pas pour tout de suite, bien entendu. Il faudrait beaucoup travailler pour y arriver, mais Rudy et moi avions de l’ambition et cette même forte passion pour la musique. Je fus persuadée que cela suffirait.

On le savait au fond de nous-mêmes. Arrivait un point où le désir prenait le dessus sur la raison. Et là, même la musique ou l’amour ne pouvaient plus rien y faire, mais on se taisait. Mettre des mots sur les maux n’était pas toujours efficace. On se trouvait au pied du mur de l’impuissance. On savait que l’autre était face à sa détresse extrême, mais on ignorait comment l’en sortir, alors on se contentait d’être présent et de regarder.