Podcast Parole d'écrivain par Sarah Masson - Saison 3 Episode 3 - Éléonore Pourriat
Chez moi , on ne parle pas . Le corps des femmes trahit leurs souffrances , on fond en larmes , on fait trembler les murs , les hommes se contentent de traverser la scène comme s’ils ne remarquaient rien - certains sont aveugles -et le spectacle est muet .
Quand on m’a dit que j’étais « courageuse » de partir m’installer ailleurs, j’ai ricané : quel courage peut-il y avoir à partir à l’aventure vers d’autres horizons ? Risquer de ne pas atteindre les objectifs professionnels escomptés, oui, mais toujours avoir la possibilité de revenir. Adrián, lui, n’a pas le choix. Dans les remarques des uns et des autres, j’entendais finalement que le simple fait de rompre avec ses habitudes est courageux.
Ici à New York , quand tu écris , tu ne dis pas : ´je veux écrire ´ ou ´j’essaye d'écrire´, mais ´I’m a writer , je suis une auteure ´. Quand tu décides d’être quelqu’un , tu l’es . Droit au but .
« N’est-il pas déjà trop tard ? Les grands-parents ne sont plus là pour témoigner et les parents sont à court de mots. » (p. 46)
Le corps de Stella est parcouru de fourmillements. Le souvenir picote. Elle n’a pas pensé à Joy depuis des lustres, mais déjà le sang pulse dans son ventre, comme si l’autre était restée tapie sous sa peau en attendant son heure. Toutes les années qui les séparent, c’est tellement plus que la durée de leur amitié, pourtant rien n’a jamais eu autant le goût de la vraie vie que cette époque-là. Comme si elle n’avait pas été complètement elle-même depuis. Comme si elle avait mené l’existence d’une autre. Mais sa vie à elle alors, ou s’est-elle perdue? est-ce un cul-de-sac à la fin des années quatre-vingt?
-Allez j’en ai marre! Jeanne, regarde-moi cette pièce, tu trouves qu’elle ressemble à quoi?
-A un caca!
– C’est drôle, ça. Suzanne, ramasse tes jouets, il y en a partout! J’ai la tête comme une pastèque, vous me cassez les oreilles! Fabien, tu peux venir, s’te plaît? Je craque!
– Promenons-nous dans les bois… entonnent Jeanne et Suzanne.
-J’arrive! hurle leur père avant de se ruer dans la pièce pour la plus grande joie des fillettes qui courent se cacher.
Stella, elle aussi, s’échappe.
Face au miroir de la salle de bains, elle se sermonne. Elle doit garder le cap. Elle était à l’abri, même si, quand elle y réfléchit, elle a toujours été en mouvement. Une part d’elle-même ne s’est jamais arrêtée de fuir. Peut-être n’y prêtait-elle plus attention. Il faudrait changer d’adresse e-mail, ou d’appartement même, de ville, aller plus loin, ailleurs, pour garder l’ennemie à distance, jusqu’à la fin.
Les amitiés adolescentes sont un embrasement total, une déflagration, un don de soi envers et contre tout, un pacte avec l'autre comme on n'ose plus jamais en faire par la suite. C'est une expérience de l'absolu, de l'infini. Un amour fou qui abrite toutes les illusions, qui protège et encourage.
Se taire pour ne pas attirer l'attention des voisins, de la milice. Se taire pour ne pas se retrouver couverte de honte aux yeux de tous parce qu'elle était une salope qui couchait avec un étranger, un bolchevique, qui de surcroît ne pouvait pas l'épouser parce qu'il était déjà marié, parce qu'il avait l'âge d'être son père, parce qu'il avait déjà des enfants, légitimes ceux-là, contrairement aux trois bâtards à qui elle allait donner le jour. Se taire pour ne pas s'attirer les représailles des hypocrites, des malintentionnés, des racistes, des bigots. Se taire était devenu un mode de vie et se transformerait en atavisme : le silence en héritage, transmis de génération en génération, tare honteuse, gène dominant.
.. moi (...)Je dois aussi réparer mes morts, leur donner figure humaine, pour que les vivants m' apaisent plutôt qu'ils ne m' effraient, m' allègent plutôt qu' ils ne lestent, m' obligeant à traverser l'existence en trainant la patte, la jambe lourde comme un membre engourdi ou une greffe qui n'aurait pas pris.
Par les prénoms, les générations sont scellées, comme par une combinaison savante de chiffres formant un code..
Dottie, elle, n’a pas gobé son mensonge. Elle est venue la trouver dans le garage et lui a demandé très gentiment ce qu’il lui arrivait, parce qu’elle croyait que les deux amies s’étaient disputées. Stella s’est sentie en confiance :
- il y a eu un problème avec votre fils…
Dottie lui a jeté un coup d’œil furtif, méfiant aussitôt contré par son bon sourire.
- Il est incorrigible, hein ? Ce n’est pas bien grave tu sais. Tu t’en remettras, s’il t’a volé un baiser .
– Non ce n’est pas…
Dottie l’a interrompue sèchement cette fois.
- Quand on a le feu au cul, on allume.
Oui ce sont les mots de la gentille vieille Dame qui aimait les expressions idiomatiques. Ses grands yeux bleus avait rétréci en tête d’épingle noires. Un regard d’une dureté abyssale.