Citations de Éric Chacour (251)
Le bruit se répandit qu'un garçon de mauvaise vie t'assistait dans ta pratique médicale. Les gens aiment parler de "mauvaise vie": cela revient à dire en creux que la leur est irréprochable. Il est toujours commode de laver son âme au vice des autres.
Tu finissais par croire que c'était cela, l'âge adulte : la disparition de toute forme de doute.
Un jour, il t'apparaîtrait pourtant avec évidence qu'il n'existe que très peu d'adultes véritables. Que nul ne se départ tout à fait de ses peurs originelles, de ses complexes adolescents, du besoin inassouvi de venger ses premières humiliations.
Un ersatz de sapin ouvre péniblement ses bras synthétiques alourdis de boules achetées au Dollarama. Soignants et malades le contournent comme un obstacle auquel on ne prête plus attention. La nouvelle année est pourtant vieille de quelques semaines, mais le temps ne se mesure pas de la même manière dans un hôpital. Ceux qui savent qu’ils en sortiront cherchent à le tuer, les autres tentent d’en gagner un peu. Ils se l’injectent par intraveineuse, le réajustent d’un bilan sanguin à l’autre, se font une raison ou finissent par la perdre.
Passé, présent, futur. Le temps est une grammaire pour l'humanité, une fiction admise de tous. Une fausse évidence. Une vraie religion.
Il avait posé cette simple question, mais tu ignorais alors qu'il fallait se méfier des questions simples.
[…] le temps ne se mesure pas de la même manière dans un hôpital. Ceux qui savent qu’ils en sortiront cherchent à le tuer, les autres tentent d’en gagner un peu. Ils se l’injectent par intraveineuse, le réajustent d’un bilan sanguin à l’autre, se font une raison ou finissent par la perdre.
On pleure pour se sentir vivant, on pleure comme un rappel de son propre sursis, on pleure de mesurer l'extrême précarité de celui-ci. On dit que l'on pleure ceux qui nous ont quittés mais, à la vérité, on ne pleure jamais que sa propre impuissance.
Les souvenirs n'ont de valeur que pour ceux qui les peuplent. Une fois ces derniers disparus, ils deviennent une devise qui n'a plus cours, une monnaie de singe dont il faut se méfier.
La vie est ainsi faite : d'un même geste, on peut faire preuve de courage envers soi-même et, tout à la fois, d'une immense lâcheté envers les siens.
On n'est jamais que ce que la société attend de soi.
Il commentait ton train de vie, te surprenait à jeter les restes d'un repas encore consommable, et te faisait remarquer que tu n'avais sans doute jamais connu la faim. Ce n'était pas vraiment un reproche : un simple rappel de ce qui vous séparait, une différence originelle. Comme l'eau et l'huile. On peut les secouer avec énergie et avoir l'impression qu'elles se mélangent, mais elles finissent par regagner leur place, l'une dominant irrémédiablement l'autre. […] Vous n'aviez finalement de semblable que d'être des hommes dans l'Égypte d'un vingtième siècle en extinction. Ce rare point commun vous condamnerait pourtant plus qu'aucune autre différence. (p.135-136)
Un système simple et ordonné peut se révéler parfaitement imprédictible. Simple au sens où peu de variables le régissent. Ordonné puisque soumis à des actions strictement connues et exemptes de hasard. Pour autant, impossible à prévoir. En physique, ce paradoxe se nomme " chaos déterministe ".
Ce qui est excessif n’appelle pas de réponse […]
Les gens aiment parler de la mauvaise vie : cela revient à dire en creux que la leur est irréprochable. Il est toujours commode de louer son âme au vice des autres.
Je cesse à présent d'écrire ta vie, parce que les mots ne peuvent pas tout. Ils ne peuvent pas ramener de la mort ceux qui nous ont quittés, ils ne peuvent pas guérir les malades ou résoudre les injustices, tout comme il est absurde de prétendre qu'ils déclarent des guerres ou y mettent fin. Dans un cas comme dans l'autre, ils ne sont au mieux qu'un symptôme, au pire un prétexte.
(p.277)
Sans que tu t'en aperçoives, la tristesse t'avait remplacé à ses côtés. Une mélancolie qui ne lui ressemblait pas vraiment et ne la quitterait plus. Dans les premiers temps, elle se demandait s'il fallait désormais prévoir une place à cette nouvelle compagne ou si cette dernière finirait, à son tour, par se lasser d'elle. Les semaines passant, Mira compris que ce sentiment diffus lui tiendrait dorénavant la main où qu'elle se trouve. Paume contre paume, il lui suffirait d'une pression inopinée pour se rappeler à son souvenir. Mirasthénie.
(p.126)
Tu découvrais les limites de ton métier lorsque ces femmes au visage contusionné te racontaient avoir trébuché en descendant les marches de leur maison. Tu tâchais d'écouter, chez chacune, les paroles qu'elle prononçait autant que celles qu'elle taisait. Tu la raccompagnais ensuite, impuissant, vers le seuil de ton cabinet où son mari l'attendait. Un mari dont tu reverrais, à l'heure de t'endormir, les mains aux allures d'escalier.
(p. 35)
On ne peut pas rester extérieur à sa propre histoire. A ce qui vous a précédé, ce qui vous a manqué, ce qui vous a construit. Alors on finit par se raconter soi-même.
Ce n’est pas tant qu’on s’habitue aux deuils : on finit simplement par se faire à l’idée que nous sommes mortels. On y trouve même parfois une certaine forme d’apaisement. Il nous arrive de pleurer encore. On pleure pour se sentir vivant, on pleure comme un rappel de son propre sursis, on pleure de mesurer l’extrême précarité de celui-ci. On dit qu’on pleure ceux qui nous ont quittés mais, à la vérité, on ne pleure jamais que sa propre impuissance.
(Alto, p.265)
La vie est ainsi faite d’un même geste, on peut faire preuve de courage envers soi-même et, tout à la fois, d’une immense lâcheté avec les siens.