Festival du livre de Paris 2024 : Eric Chacour présente son premier roman, "Ce que je sais de toi".
(Vidéo France 24)
Le bruit se répandit qu'un garçon de mauvaise vie t'assistait dans ta pratique médicale. Les gens aiment parler de "mauvaise vie": cela revient à dire en creux que la leur est irréprochable. Il est toujours commode de laver son âme au vice des autres.
Tu finissais par croire que c'était cela, l'âge adulte : la disparition de toute forme de doute.
Un jour, il t'apparaîtrait pourtant avec évidence qu'il n'existe que très peu d'adultes véritables. Que nul ne se départ tout à fait de ses peurs originelles, de ses complexes adolescents, du besoin inassouvi de venger ses premières humiliations.
Un ersatz de sapin ouvre péniblement ses bras synthétiques alourdis de boules achetées au Dollarama. Soignants et malades le contournent comme un obstacle auquel on ne prête plus attention. La nouvelle année est pourtant vieille de quelques semaines, mais le temps ne se mesure pas de la même manière dans un hôpital. Ceux qui savent qu’ils en sortiront cherchent à le tuer, les autres tentent d’en gagner un peu. Ils se l’injectent par intraveineuse, le réajustent d’un bilan sanguin à l’autre, se font une raison ou finissent par la perdre.
Passé, présent, futur. Le temps est une grammaire pour l'humanité, une fiction admise de tous. Une fausse évidence. Une vraie religion.
[…] le temps ne se mesure pas de la même manière dans un hôpital. Ceux qui savent qu’ils en sortiront cherchent à le tuer, les autres tentent d’en gagner un peu. Ils se l’injectent par intraveineuse, le réajustent d’un bilan sanguin à l’autre, se font une raison ou finissent par la perdre.
On pleure pour se sentir vivant, on pleure comme un rappel de son propre sursis, on pleure de mesurer l'extrême précarité de celui-ci. On dit que l'on pleure ceux qui nous ont quittés mais, à la vérité, on ne pleure jamais que sa propre impuissance.
Il avait posé cette simple question, mais tu ignorais alors qu'il fallait se méfier des questions simples.
Les souvenirs n'ont de valeur que pour ceux qui les peuplent. Une fois ces derniers disparus, ils deviennent une devise qui n'a plus cours, une monnaie de singe dont il faut se méfier.
Il commentait ton train de vie, te surprenait à jeter les restes d'un repas encore consommable, et te faisait remarquer que tu n'avais sans doute jamais connu la faim. Ce n'était pas vraiment un reproche : un simple rappel de ce qui vous séparait, une différence originelle. Comme l'eau et l'huile. On peut les secouer avec énergie et avoir l'impression qu'elles se mélangent, mais elles finissent par regagner leur place, l'une dominant irrémédiablement l'autre. […] Vous n'aviez finalement de semblable que d'être des hommes dans l'Égypte d'un vingtième siècle en extinction. Ce rare point commun vous condamnerait pourtant plus qu'aucune autre différence. (p.135-136)
Ce n'est pas tant que l'on s'habitue aux deuils: on finit simplement par se faire à l'idée que nous sommes mortels. On y trouve même parfois une certaine forme d'apaisement. Il nous arrive de pleurer encore. On pleure pour se sentir vivant, on pleure comme un rappel de son propre sursis, on pleure de mesurer l'extrême précarité de celui-ci. On dit que l'on pleure ceux qui nous ont quittés mais, à la vérité, on ne pleure jamais que sa propre impuissance.