C’est ce que tu dois retenir, ma chérie : ne pas se battre, ne pas prendre de risques, c’est aussi faire un choix. Mais n’oublie que, quelles que soient les surprises que la vie te réserve… il y a toujours un moment où il faut payer.
Jamais elle n'aurait imaginé devenir ce genre de femme, de celles qui subissent l'aigreur ou le dépit de leur conjoint, quand bien même elles n'y sont pour rien ; de celles sur lesquelles on se permet de passer ses nerfs, juste parce qu'elles sont là, au mauvais endroit au mauvais moment. Elle garde en mémoire les pénibles tensions que son père faisait endurer à sa mère lorsque, à son retour du bureau, après des heures de travail, harassé de fatigue, il ne gérait plus des humeurs qu'il avait contenues toute la journée. Elle se remémore les reproches, les critiques, les plaintes, autant de remontrances dont l'origine ne valait jamais les esclandres qui en découlaient. Elle se souvient surtout du regard qu'elle portait sur son père, puis sur sa mère, se jurant ses grands dieux que personne, jamais, ne la traiterait de cette façon.
Depuis quatre ans, la vie de Micheline tourne autour de l’absence de Jeanne.
Parce que le vide de l’une remplit le néant de l’autre.
Dans le lit, Jeanne ne bouge pas. Jeanne ne bouge plus depuis quatre ans. Jeanne n'est plus qu'un corps inerte et allongé. Elle, la vraie Jeanne, celle qui animait cet organisme léthargique, celle qui donnait vie à ce corps désormais passif, s'est perdue quelque part dans les méandres de sa conscience. On ne sait pas très bien où. Loin en tout cas.
“Ce n’est que quand il fait nuit que les étoiles brillent” (Winston Churchill)
Ensuite elles se saluent, l'une et l'autre nimbées de cette force commune, celle des êtres conscients d'être aussi indispensables que dépréciés. Complices dans la mésestime que leur témoignent leurs maris, elles sont de cette génération sacrifiée, lestées du poids des convenances, déjà sur le banc de touche, encore trop jeunes pour ne pas avoir de regrets, pourtant trop vielles pour profiter des révoltes de leurs petites soeurs, même si elles rêvent, elles aussi, de "balancer leur porc".
Sauf qu'elles ne le font pas.
Si mentir est une chose, ne rien dire en est une autre ! Comment faire comme si on ne savait rien alors qu'on sait ? Comment se taire sans devenir complice?
Peut-être est-ce là sa véritable peine : n’avoir plus rien à espérer. Avoir désormais tout à craindre.
On dirait qu’elle ne peut pas s’empêcher de le seconder. Même en le menant à sa perte, elle est là, à côté de lui, aimable et complaisante. Les habitudes ont la vie dure.
Il sait que si elle part en le menaçant ou en l’injuriant, il ne risque pas grand-chose : la rage de ne pouvoir assouvir leur vengeance pousse en général les perdants à quelques extrémités verbales. Si, au contraire, elle sort sans rien ajouter, il devra se tenir sur ses gardes : ça signifiera qu’elle n’a pas dit son dernier mot.