La vraie démocratie ainsi décrite vaut comme riposte, comme contre-attaque à ce que G. Simmel appelle la tragédie de la culture, au sein de laquelle l'État en tant que forme joue un rôle éminent. Dans la perspective d'une philosophie de la vie, G. Simmel pointe, en effet, une aporie insurmontable. La vie ne peut se manifester que grâce à ce qui aussitôt la manifestation atteinte, se révèle être son contraire, une force hostile à la vie. « La vie est irréductiblement destinée à n'entrer dans la réalité que dans la forme de son adversaire, c'est-à-dire dans une forme. » Contradiction insoluble, car d'une part, la vie ne peut devenir phénomène, trouver sa propre existence qu'en ayant une forme ; car, d'autre part, le mouve ment d'une forme, dès son apparition, consiste à mener sa vie à soi, à se détacher de la force vitale qui l'a créée, pour déployer sa logique immanente, s'autonomiser au point d'aller bien au-delà du détachement et de se retourner contre la vie. Ce conflit naît du contraste entre les qualités de la vie - dynamisme, flux continu du vécu, impulsion, spontanéité qui déborde - et les caractères de la forme qui en tant que cristallisation agit telle une force conservatrice, en vue de maintenir la cohésion du tout. Condition de possibilité d'accès à l'existence, la forme qui appartient à l'esprit objectif se transforme en un « machin » qui emprisonne, un « boa constrictor » dirait Marx qui enferme et asphyxie. « Ces produits (les formes) sont les coffrets de la vie créatrice... Ils présentent une logique et une légalité à eux, un sens et une force de résistance à eux, dans un détachement et une autonomie certains a l'égard du dynamisme psychique qui les créa ; a l'instant de cette création peut-être correspondent-ils à la vie, mais à mesure qu'ils se déploient, ils tombent ordinairement dans une extériorité et même dans une opposition durable à son égard. »
On peut donc traduire Marx dans la langue de Simmel : la forme-État s'autonomise, développe sa logique propre (domination, totalisation, appropriation du nom d'Un) jusqu'à oublier dans son arrogance la source d'où elle provient, jusqu'à se dresser contre la vie du peuple et en briser toutes les manifestations qui n'entrent pas dans la perspective qui est la sienne. Bref un conflit structurel entre la logique de l'État d'une part et la logique de la démocratie de l'autre. (pp. 106-107)
D'abord, une question surgit : contre quel état lutte la démocratie ? A y bien regarder, la démocratie insurgeante lutte sur deux fronts. Comme au moment de la Révolution française, avec les sociétés populaires, et les enragés, elle s'élève à la fois contre l’État d'Ancien Régime et contre le nouvel État in statu nascendi, celui qui tend à porter au pouvoir de nouveaux grands désireux de dominer à leur tour le peuple.
Abensour : la société utopique et ses ennemis