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EAN : 9782021558746
208 pages
Seuil (12/04/2024)
4.37/5   54 notes
Résumé :
« Ce qui manque furieusement à notre époque, c’est un art de vivre avec les technologies. Une faculté d’accueil et de filtre, d’empuissantement choisi et de déconnexion assumée. Des pratiques qui nous ouvrent le monde chaque fois que l’addiction rôde, un rythme d’utilisation qui ne soit pas algorithmé, une écologie de l’attention qui nous décadre et une relation aux IA qui ne soit ni brute ni soumise. »

À San Francisco, au cœur de la Silicon Valley, ... >Voir plus
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Cybercé, cyberné, entre transhumanisme déshumanisé et in-humanisation désincarné…Une réflexion passionnante et hybride sur l'IA au cours d'un pèlerinage techno en Silicon Valley en sept escales californiennes. Brillant !!

Quel étonnement en recevant ce beau livre… il ne s'agit pas d'un livre de la Volte, maison d'édition habituelle et fidèle d'Alain Damasio, mais d'un livre des éditions du Seuil, de la collection Albertine très précisément, apercevons-nous en tout petit au bas de la couverture grise striée d'un orange fluo qui capte immédiatement le regard. En collaboration avec la Volte, l'auteur a en effet été mis entre les mains des éditions du seuil car, une fois n'est pas coutume, l'auteur de SF a écrit un essai. Quant à la collection Albertine, ses livres ont tous en commun d'être « des textes d'exploration littéraire, intime ou sociale, du monde contemporain, publiés en partenariat avec la Villa Albertine qui orchestre plus de 50 résidences sur l'ensemble du territoire des Etats-Unis. Elle oeuvre à la diffusion de la culture et de la langue française outre-Atlantique ». Voilà la première chose que nous apprenons en ouvrant ce beau livre.
Et, en effet, tout est parti de la villa Albertine avec cette idée intéressante de confronter un auteur de SF français à la Silicon Valley, l'endroit même où se pensent et se conçoivent dans la « vraie » vie les scénarios que la SF a parfois anticipés. le voilà parti avec femme et enfant. Là-bas, Alain Damasio y a rencontré des cadres et des chercheurs qui travaillent pour Amazon, Facebook, Twitter (qu'il refuse d'appeler X) et Meta, des « techies », pour se désaxer de sa « ligne technocritique de Français narquois », accompagné de deux historiens et sociologues, Lisa Ruth et Fred Turner, parfois échangeant, objectant, souvent observant, quelque fois testant machines et appareils, toujours marchant dans les pas de Baudrillard, son ainé de quarante ans, qu'il cite généreusement avec une certaine admiration tant il le considère, à juste titre, totalement visionnaire.

Alain Damasio s'est penché sur ce qui le taraudait déjà dans les Furtifs ou la Zone du dehors : notre assujettissement aux technologies, au numérique tout particulièrement. Cela donne un essai. Et un essai écrit par Damasio n'est pas un essai aride, ardu, tordu, abscons ou soporifique mais un essai fluide, brillant, passionnant, subtile, hybride (à l'image de l'auteur d'ailleurs) entrelaçant observations, théories, récits et passages romancés, un essai techno-poétique pétillant avec lequel tout lecteur ou toute lectrice va forcément s'enthousiasmer, frémir et sourire. Si, avec les Furtifs, on trouvait de nombreuses analyses faisant penser à l'essai inséré dans le roman, dans ce dernier livre, l'essai devient passionnant grâce à des éléments normalement présents dans le roman, depuis la poésie, en passant par l'humour et jusqu'au suspense.

« Je reste un romancier. M'intéresse suprêmement le sentier plutôt que la carte ; l'enfrichement de la forêt plutôt que son quadrillage ; le récit et ses arcs plutôt que la flèche de la thèse ».

Et pour mieux expliquer, la voie de l'imaginaire est en effet parfois empruntée ; pour mieux appréhender les concepts, un vocabulaire est parfois inventée ; pour mieux faire ressentir sa propre émotion, la poésie est là, en tapinois, et, élément important à souligner, une façon d'aborder l'écriture inclusive est proposée de façon originale : « la féminisation assumée des pluriels neutres” un chapitre sur deux. Voilà, même dans un essai, on retrouve notre Damasio, celui bien entendu de la Horde du Contrevent, percutant, sensible, humble, poétique et inventif.
Mon livre fini tout corné, chaque page comporte des éléments amoureusement soulignés, d'un trait léger, parfois de plusieurs traits appuyés, précieux passages que je lis et relis comme j'admirerais les différentes facettes d'un diamant. Cette façon de nous offrir ses pensées en les mêlant à la poésie, en y insérant des passages fictionnels est percutante. Elle permet d'en faire un essai humain, sensible, loin de tout intellectualisme, qui touche profondément et fait réfléchir. Vraiment et simplement.


Malgré la poésie, malgré l'humour aussi, ce texte, composé de sept chroniques, est terrible. Terrible car il parle de ce que nous sommes en train de devenir du fait de l'influence des technologies et de ses conséquences sur nos corps, sur nos émotions, sur notre psychisme, sur notre façon d'être, sur notre rapport au monde, notre manière d'être vivant qui n'a rien de neutre. de ce qui nous isole, nous délie alors que nous sommes hyperconnectés. Sur notre façon de faire société non plus à l'échelle d'une commune, d'une région, d'un pays mais à l'échelle du monde. Sur nos nouvelles croyances et nos nouvelles religions comme l'explique avec intelligence la première des chroniques qui se déroule à la Mecque du Mac.

« A l'orée de ce siècle, le numérique a inauguré un panthéisme de l'information, une religion de la matière-lumière. Elle s'incarne par un ensemble de pratiques qui nous soudent dans des cérémonies minuscules et pourtant communes à des milliards de personnes sur la planète. Safari, FaceTime, Keynote, iTunes, Siri sont des icônes, oui, si l'on veut jouer sur les mots. Ils sont en vérité beaucoup plus que ça, des portes psychosociales que nous franchissons trente fois par jour pour organiser nos expériences et manager nos vies, pour présenter nos parcours et acquérir nos savoirs, pour parler en direct à IAvhé et écouter les chants du monde dans la plus profonde bibliothèque musicale jamais offerte à l'humanité ».

Réflexion truculente sur les voitures autonomes et les risques engendrés, sur la matérialité du monde devenue désormais mélancolie, sur le métavers, la deuxième chronique m'a régalée de son humour et de son cynisme. L'auteur, en voulant nous donner à voir les effets induits de ce type de déplacement, en désirant nous les faire ressentir de manière sensorielle (comme souvent avec Damasio), reprend, sur deux pages, sa plume de romancier pour nous proposer un bref récit d'anticipation qui fait froid dans le dos.

« de l'univers de la voiture, nous n'aurons même plus l'ivresse de la vitesse, la coulée cinétique, cette sensation de vent chaud qui entre par la vitre baissée et vient balayer nos soucis et nos cheveux avant de ressortir en tourbillon – ce sillage. On pilotera des Hummer dans le métavers tandis que les rires de nos potes, à l'arrière, bruisseront dans le casque Oculus, merveilleusement spatialisé. Sans doute même qu'ils t'offriront le souvenir du vent chaud avec des ventilateurs enkystés dans les murs de ta chambre. Et tu trouveras ça génial. Tellement réaliste ».

Troisième escale avec l'effacement des corps, l'illusion du mouvement en ces nouveaux lieux de sociabilité sans la gêne du corps via le metavers. le réseau nous promettait l'effacement des frontières mais ce sont de nouvelles frontières, des sas, des bulles, qui nous fragmentent en réalité désormais et dans lesquels identifiants et mots de passe sont les nouveaux mots d'ordre. La touche damasienne dans cette chronique : la forme épouse le fond, la frontière s'immisçant dans le texte même…du Damasio, quoi, à l'image des personnages de la Horde qui avaient tous un sigle caractéristique et que l'auteur pouvait, en une image, disposer selon certains regroupements avant le Contre…
Cet ensemble, de bulles et d'espaces de vie, forment ce que l'auteur nomme le technococon, « machine sociale à dilater mes égocentres et à me permettre de terraformer numériquement un chez-moi. Ces chez-moi ont la forme d'une bulle, d'une bille, d'une île de taille variable, à la membrane épaisse et translucide, à travers laquelle les pas-comme-moi s'agitent dans une brume volumétrique ».

« Noli me tangere : nous irons au concert ensemble dans telle bulle métaversée qui ne puera pas la sueur / nous nous retrouverons au bowling virtuel pour lancer des boules sans poids dans un décor vintage / on se séduira à coups d'avatars animaux pour se toucher par gants interposés / et on criera au harcèlement quand la distance intime sera abstraitement franchie / comme le racontait un cadre d'Oculus qui hallucinait de voir que ces enjeux qui n'ont de sens que dans un réel de chair puisse hanter déjà nos virtualités. Que signifie en effet une intrusion physique dans un espace de pixels ? ».

Grande émotion avec la quatrième chronique. Elle porte sur Tenderloin, ce quartier le plus pauvre de San Francisco, très proche du centre névralgique de la Silicon valley, quartier des sans domicile fixe. Alors Alain Damasio de s'interroger : comment une telle pauvreté est-elle possible à proximité immédiate de milliardaires qui, s'ils ne donnaient même que 1% de leurs revenus, pourraient l'éradiquer ? C'est l'absence de liens qui explique cette indifférence selon l'auteur, l'absence de liens physiques, la dématérialisation…

« Sans doute touche-t-on là le coeur de ma technocritique : la Tech, ontologiquement, conjure l'altérité ».

La cinquième chronique est sans doute la plus ambitieuse. de façon facétieuse elle reprend le titre de Cixin Liu, le problème à trois corps pour l'intituler : le problème à quatre corps, dans laquelle l'auteur revisite la notion du corps, depuis le corps organique, en passant par le corps monitoré (que de réflexions passionnantes sur notre façon d'observer et de surveiller toutes nos constantes au moyen de pléthores d'objets connectés afin d'être plus performants…cela donne vraiment à réfléchir), le décorps qui fait que nous nous déconnectons à nos sensations, jusqu'à l'élément vital en nous, notre vif, qui est là quoi que nous fassions. Nous avons l'impression de voir Damasio réfléchir devant nous, faire parfois marche arrière, se perdre dans son raisonnement et inverser sa pensée. Corps, décorps, raccord. C'est un chapitre complexe mais passionnant qui m'a fait grandement réfléchir à ma connexion avec mon corps, moi qui cours quasi quotidiennement avec une montre connectée dont les résultats font ma pluie et mon beau temps…Laissons cette fois Baudrillard s'exprimer :

« Partout le mirage du corps est extraordinaire. C'est le seul objet sur lequel se concentrer, non comme source de plaisir, mais comme objet de sollicitude éperdue, dans la hantise de la défaillance et de la contre-performance, signe et anticipation de la mort, à laquelle personne ne sait plus donner d'autres sens que celui de sa prévention perpétuelle… ».

La sixième chronique évoque la rencontre avec un codeur, Grégory Renard, qui a contribué à créer ChatGPT. En faisant allusion à Yvan Illich, cette réflexion montre comment il est possible de transformer l'Intelligence Artificielle en Intelligence Amie. Et là encore, c'est passionnant !

Enfin la dernière chronique est d'une grande richesse, c'est celle qui donne quelques clés et qui termine ainsi cet essai par des notes d'espoir, des chemins, une méditation. Alain Damasio appelle de ses voeux un art de vivre avec les technologies, une faculté d'accueil et de filtre, de prise de conscience, de déconnexion assumée, pour dépasser l'addiction et la perte de contrôle de nos vies, de nos corps, de notre altérité. Une relation aux IA qui ne soit « ni brute ni soumise ».

Quant à la nouvelle qui clôt le livre, fiction intitulée « Lavée en silicium », motus et bouche cousue, c'est la cerise damasienne sur le gâteau par excellence, gâteau constitué par cet essai, exercice réussi haut la main par l'auteur français !!


Vous l'aurez compris, j'ai profondément aimé cet essai qui me semble être une lecture nécessaire car éclairée et pourvoyeuse d'une autre façon d'être au monde face à ces technologies à côté desquelles nous ne pouvons passer, auxquelles nous ne pouvons échapper. Une lecture salvatrice qui vaut tous les essais intellectuels austères en la matière. Une lecture hybride. Une lecture moderne. Une lecture profondément humaniste !

« Nous n'avons pas besoin de devenir plus qu'humain : nous avons juste besoin de devenir plus humain. Vous en appelez au transhumain ? J'en appelle au très-humain. Ce qu'un Nietzsche bien compris appelait, lui, le surhumain ».

Merci infiniment aux éditions du Seuil et à Babélio pour ce cadeau merveilleux !


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Vous avez sans doute tous lu ce genre de livre rare, qui vous donne le sentiment, une fois lu, d'être plus intelligent, plus informé, plus militant. Il n'y en a pas tant que ça, car il faut la forme et le fond pour faire advenir cette sorte d'épiphanie littéraire.

Vallée du Silicium fait partie de ce petit panel et je remercie les édition Seuil/Albertine pour avoir eu ce privilège de lecture avant parution.
Alain Damasio a été choisi pour inaugurer une résidence d'artiste avec le concours de la Villa Albertine, dans le cadre d'un partenariat entre la France et les États-Unis. L'auteur va s'installer à San Francisco en Avril 2022 et parcourir la Silicon Valley. La contre-partie est donc ce livre, composé de sept petits essais aussi précis que flamboyants et une nouvelle de grande classe qui illustre et conclut magistralement le propos.
Damasio n'a écrit que trois livres, on le rappelle, mais La Horde du Contrevent (2004) et les Furtifs (2019) sont devenus cultissimes.
Il faut insister tout d'abord sur le caractère hybride du projet Silicium. On pourrait dire hybride au carré ou hybride fractal plutôt : le livre l'est (essais/reportages/nouvelle), le style l'est ( topographie/néologisme, technique/poétique/philosophique) , le propos l'est (puissance/pouvoir, ethos/habitus, fascination/rejet/réappropriation), les acteurs le sont à l'instar de ces Animés de la nouvelle qui sont des bio-technologies, mi-animaux et mi-robots. Hybride donc…
Dans ce livre l'auteur fera souvent référence à Baudrillard et Deleuze qui serviront de balises philosophiques.

Damasio a rencontré moults chercheurs et techies (ces jeunes ingénieurs rompus à l'usage des nouvelles technologies) travaillant pour Apple, Meta, Google ou encore Netflix.
L'enquête débouche sur une techno-critique implacable mais aussi sur des ébauches de solutions particulièrement intéressantes (l'auteur n'a pas de portable!).

-Essai 1: c'est un « pèlerinage » au siège social d'Apple qui est le Ring, un anneau de 1,5 km de circonférence avec 12000 salariés, 70 milliards de dollars de bénéfice annuel et…150 milliards de dollars d'évasion fiscale. C'est la seule entreprise à proposer des objets, de vrais objets. Ainsi la Mecque du Mac a presque 2 milliards de fidèles à travers le monde. C'est « la religion du rectangle » où tous les matériels Apple nous rendent hétéronomes parce qu'ils sont conçus pour être impossible à bricoler. Là, j'écris ce billet grâce à un MacBook Air, symbole de coolitude factice…Damasio nous entraine avec lui sur le chemin de la réalité augmentée grâce au futur Apple Vision Pro qui équipera bientôt tous les foyers branchés. Ce sera une technogreffe…
-Essai 2: on embarque en voiture autonome, une « industrie sans idée » qui est l'occasion pour l'auteur de dénoncer le « faire-faire » consenti. Nous sous-traitons, déléguons, externalisons aux intelligences artificielles notre faculté à conduire mais aussi à mémoriser, à nous orienter, à improviser etc..
Facile à hacker, la voiture autonome optimisera notre paresse et provoquera de somptueux accidents.
-Essai 3: nous voilà chez Méta, l'entreprise qui récupère les datas que nous lui fournissons gracieusement en alimentant nous même les bases de données. Nous sommes devenus les bureaucrates de notre quotidien en utilisant les réseaux qui ont le monopole de toutes nos traces ! WhatsApp, Instagram, Google se gorgent de nos servitudes volontaires et font des milliards de chiffre d'affaire en cartographiant notre vie privée, en dépliant des algorithmes qui, inexorablement feront basculer nos opinions. Les cabinets de conseils manient à merveille ces outils-là et sont capables d'influencer n'importe qui, n'importe quand et dans n'importe quel sens.
-Essai 4 : ballade dans Tenderloin, le quartier le plus pauvre des San Francisco. Homeless, zombies du fentanyl, schizo dangereux, croisent les hommes d'affaires de la City voisine, dans l'indifférence réciproque. Ici Damasio fait une hypothèse très intéressante sur l'effacement des liens. Chacun est dans son technococon (comme on est dans Babelio !) . Les réseaux sociaux nous connectent mais jamais pour obtenir que nous soyons ensemble. Ils nous unissent dans la distance physique en-tant-que-séparés. La dématérialité des réseaux sociaux fait office de solvant sur les solidarités de voisinage ! Les GAFAM ont dévitalisé, édulcoré et neutralisé les liens. Beurk…
-Essai 5 : c'est le problème à quatre corps !!! Mais là je vous laisse lire l'incroyable histoire d'Arnaud que l'auteur rencontre. Hyper-connecté (bracelet de santé, Apple Watch, Ray-Ban connecté, WC connecté, patch CGM etc.), ce mec est la coolitude incarné. Il n'a qu'une seule préoccupation : ses performances. C'est un homme augmenté heureux. Avec lui vous découvrirez des applications stupéfiantes !
-Essai 6 : Alain rencontre un codeur, Grégory Renard, qui a contribué à la création de ChatGPT (très pratique) et considère (à juste titre) le livre comme une prison de papier anti-démocratique. le gars a un data-center chez lui…
C'est alors l'occasion pour l'auteur de convoquer Yvan Illich pour transformer l'Intelligence Artificielle en Intelligence Amie. Et c'est passionnant, vous verrez !
-Essai 7: Final en bombe à fragmentation. Sur le libertarisme et ses biais sexistes, sociaux et raciaux. Sur l'évasion fiscale systémique. Sur la prostitution des datas. Sur un bilan carbone catastrophique.

Alors que faire ? Alain Damasio propose un éventail de pistes. D'abord un « art de vivre avec les technologie » à enseigner dès le plus jeune âge. Puis la nécessité pour les artistes de porter le combat dans l'imaginaire, dans la créativité pour prôner d'autres valeurs . Devenir des mythopoétes, des bio-punks, c'est à dire des inventeurs de nouveaux récits, de nouveaux mythes. Pour la mise en récit de pratique sociale fondée sur l'entraide, le don, la furtivité et LA JOIE DE FAIRE ENSEMBLE . Vous trouverez page 233 à 235 le détail de ses propositions.
La mythopoïese est l'avenir du politique pour conjurer les peurs, la volonté de pouvoir et la paresse jouissive.

Et puis il y a cette nouvelle intitulée Lavée du silicium, géniale et glaçante. Mais je n'en dirai pas plus..

J'ai été très long car ça valait le coup ! Et puis Alain Damasio ne fait pas semblant: il pense sa vie et vit comme sa pensée. C'est la preuve que, même si ça parait foutu, le combat mérite d'être livré . Amen.


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A propos du nouveau livre d'Alain Damasio « Vallée du Silicium »

La Société du Spectacle Numérique vue par AD

Chaque époque a ses philosophes, ses essayistes, ses poètes. Il y a 30 ans nous avions Gilles Deleuze, Jean Baudrillard, Michel Foucaud, Ivan Illich, Michel Serres. Aujourd'hui il nous reste des philosophes-fossiles qui ont pour noms, BHL, Michel Onfray, ou Raphaël Einthoven . Par chance, des voix émergent, même si elles ont mis du temps. Ce fut l'année dernière Cynthia Fleury avec « sa Clinique de la Dignité ». C'est aujourd'hui Alain Damasio qui emplit notre imaginaire et nourrit notre réflexion, projette notre futur, encercle après les avoir identifiés tous nos pièges.
Pas facile de chroniquer Damasio. Difficile de conserver un regard critique, impossible de n'avoir qu'une vision techno poétique. de ne faire émerger que son ressenti, de le chroniquer en faisant abstraction ce que » l'on a pu lire de lui, d'oublier les « Hordeux », de ne pas singer « les Furtifs ». Cet écrivain, hors champs, est pourtant certainement celui, qui par ses textes, (qui relèvent davantage à mon sens de l'anticipation et de l'interpellation que de la science-fiction), un des auteurs qui me touche le plus, me fait le plus réfléchir, penser et craindre. Un peu comme ce que fit, dans un autre style, Guy Debord, il y a 50 ans avec "la Société du Spectacle. «
Cette fois pas un roman, plutôt un reportage-essai fruit d'un séjour en Avril 2022 qu'il a passé dans la Silicon Valley, à l'initiative de la Villa Albertine, sorte de Villa Médicis relookée et repeinte au graphe du numérique, pour créer « un concept de résidence et une communauté au service des arts et des idées entre la France et les USA ».
Fascinant, car on ne soupçonnait pas Damasio « Américanophile », ce qu'il n'est pas au fond, respectant avec justesse la Voie du Milieu. Si « les Furtifs » étaient un roman qui pouvait se lire comme un essai, tant il regorgeait de fulgurances, « Vallée du silicium » est un essai transformé en roman tant il se lit, avec fluidité, passion et même suspens. Au travers de sept chroniques, Damasio nous embarque dans la Silicon Valley, vue de l'intérieur, avec sa tech, ses IA, ses projections futuristes, que l'on connaît mais qui sous sa plume effrayent, parfois même nous font cauchemarder.
La première chronique nous balade comme un article de Libé dans le Centre Névralgique d ‘Apple, qui ne nous surprend pas, tant, nous dit l'auteur, nous sommes dans une « féodalité revisitée du Moyen Âge, qui se donne des allures de science-fiction post moderne ». C'est ajoute-il, « Steve qui fait le Jobs de nous laisser la clé métaphorique de ce qu'a toujours été l'ADN d'Apple : un monde propriétaire, une entreprise para militaire verrouillée ». Un monde cadenassé où l'open source n'existe pas, où l'on ne possède pas un IPhone, c'est bien lui qui nous possède, et où l'on ne peut être au mieux, qu'utilisateur et consommateur de marchandises connectées, quel que soit le point du globe où nous vivons. Comme le surligne un de ceux qui lui font découvrir le site, « c'est un univers intégralement clos qui fait semblant d'être ouvert »
La deuxième chronique est un règlement de compte sans concessions sur la voiture autonome, autre avatar du Numérique. La peinture de ces rues vides de San Francisco, seulement occupées de voitures autonomes qui sillonnent l'espace, fait davantage peur, tant elles nous semblent vidées de vie. L'auteur a cette formule qui m'a bouleversé : « la matérialité du monde est une mélancolie désormais ». Damasio qui n'a pas son permis de conduire, montre comment les pulsions engendrées par le fait de tenir un volant entre ses mains, sont certes toujours présentes, mais ce n'est pas vraiment défini nous dit-il ? Vous avez raison, ajoute-t-il, c'est juste has been. » L'ère de l'information a dissous nos bolides dans un trait de lumière. « « La voiture autonome conclue-t-il sans s'acharner, « est une industrie sans idée » » L'innovation dans le capitalisme, « c'est de passer de la puissance au pouvoir. C'est faire faire à l'appli, aux smartphones, aux algos, aux IA, aux robots…comme on fait faire aux femmes, aux arabes, aux esclaves, aux petites mains, aux sans-papiers sur leurs vélos, ou tout bonnement à ses subordonnés hiérarchiques ce qu'on ne veut pas condescendre à faire : ici, se tient le pouvoir. « Si Uber emploie ce qu'il appelle d'un de ses néologismes dont il est familier des « serf- made- men », avec lesquels on peut au moins encore humainement interagir, ici, dans la voiture autonome pas de risques de rencontrer des basanés, simplement des interfaces.
Le livre est conçu, par le choix des chroniques, comme une montée en puissance de ce qui résonne en nous, en moi, comme sinon de la peur, du moins de l'inquiétude de se voir dépossédé de son humanité. Au point désormais, dans les activités de la Santé, dans les formations d'aide soignantes par exemple, d'avoir déjà recours à des cours « d'humanitude », à savoir retrouver les facultés, les résonances, l'empathie à redevenir un humain. Bien illustré encore dans la chronique consacrée au Métavers, à la dictature des mots de passe et au traçage permanent de nos activités autonomes ou de ce qu'il peut bien en rester. Il est très intéressant de comprendre le lien que fait l'auteur avec les deux ans de Pandémie, en montrant « comment le métavers se lit d'abord comme une généralisation opportuniste des plis pris durant ces années Covid/plis, dont on sent bien qu'ils se contractent en Habitus. Celui de tout faire sans bouger de chez soi, sans même bouger du tout. Avec des mots de passe sous lesquels se cachent des mots d'ordre, nous consommons, payons, gérons, baisons, notons, « en alimentant nous même les bases de données qui vont nous tracer » tout en faisant gagner par « des millions d'heures perdues dans des tâches débiles, et pour des milliards engrangés par les bookers d'en face, puisqu'ils sont parvenus à nous faire faire le boulot … à leur place.
Qui a dit là que nous étions dans un essai ? pas plutôt un roman d'actualité et de prospective ? « Et dans une formule lapidaire, « nous sommes devenus les bureaucrates de nos quotidiens ». « C'est l'ère du client- valet. » «« le techno cocon ajoute l'auteur est le territoire – horizon de ce monde rêvé du techno capitalisme. Bouger doit générer de la trace, pas de la liberté. Communiquer doit nourrir les datas. «

Un peu d'humanisme dans le livre lorsque Damasio nous promène dans Tenderloin, quartier le plus pauvre de San Francisco qui joue à touche-touche avec le siège central de Twitter. Où l'on croise tout ce que la ville peut produire et entretenir de misère humaine, avec cette question récurrente : « Comment ? comment peut-on adosser, accoler presque, la richesse la plus obscène à la pauvreté la plus féroce ? Comment l'immeuble de Twitter peut-il rester debout à deux cents mètres de là et ne pas être pillé sous l'insurrection de militants ou s'écrouler sous une attaque de drogués zombies enfin réunis dans la conscience commune de leur état ?" Car Damasio ne se contente pas de se culpabiliser et de s'indigner, on le sent réellement en souffrance d'empathie avec un monde qu'il découvre de ses yeux et qu'il décrit comme repoussant. Sans doute avons-nous réussi à construire nous même les murs de la prison dans laquelle nous nous sommes enfermés après en avoir jeté les clefs. Sa critique du Métavers, espace virtuel dans lequel sans bouger, en consommateurs fascinés, nous allons évoluer dans des mondes où la technique a simplement créé tout ce que nous avions au dehors, du sentiment, de l'amour, de la résonance avec l'altérité, du partage d'humanité, est sans appel. Les réseaux sociaux, nous dit-il, nous connectent mais ne nous lient pas. « Où se loge le toucher dans un gant à retour de force ? Par où s'infuse l'odeur d'une peau ? Où est la sensation d'une hanche ? la chaleur d'une main qui prend la mienne, ou qui se pose sur ma nuque ? Où sont les baisers, le goût d'un fruit qui fond sous la langue, le rêche d'un fromage sec, la gouleyance d'un vin ? Abracadata répondent les magiciens de l'appli. Abracadata ! On va vous redonner tout ça après vous l'avoir pris ! »
« Les GAFAM nous dit-il, n'ont pas tué les liens, ne les ont pas tranchés au couteau ou à la hache, c'est bien pire et plus subtil que ça, ils ont dévitalisé ces liens, ils les ont édulcorés et neutralisés. Ils les ont absentés. «
Si dans un chapitre il tente de s'extraire d'une vision manichéenne en tentant de positiver la technique, en imaginant l'usage bénéfique que l'on pourrait en tirer en inversant notre représentation du monde, impossible de le sentir convaincu, impossible de nous convaincre. Peut-être est-ce davantage par le lien amical qu'il noue avec un des concepteurs des fameux chabots et d'IA, investi dans la connaissance mathématique pure, et donc débarrassé en apparence de tout impératif de domination ? Mais comme l'avoue presque naïvement son interlocuteur, « nous sommes dirigés par l'innovation technologique, c'est la tech possible qui nous leade. On invente puis on avise. C'est seulement ensuite qu'on cherche à savoir à quoi ça pourra servir et surtout comment faire du fric avec ».
Le chapitre qui m'a le plus passionné est sans conteste l'analyse qu'il fait de la santé et du corps, et qu'il intitule avec humour le Problème à Quatre Corps, faisant référence au best-seller chinois de Liu Cixin. Alors là tout y passe, du contrôle économique de nos corps, de l'appropriation de notre santé dans ses recoins les plus intimes et que nous connaissons déjà en France depuis deux ans avec « Notre Espace Santé », dans l'hameçonnage auquel nous soumettent assurances, mutuelles, complémentaires santé dans l'utilisation de notre ADN, tout cela fait froid dans le dos, parce que nous sommes là , non plus dans le virtuel, non plus dans le futur, mais dans le réel, d'aujourd'hui, sans même que nous le sachions ou ne le sentions , dans ce qu'il appelle d'une formule lapidaire « la perte du lien à soi ». Pour résumer ce qu'il décrit dans les quatre corps, le premier corps est notre corps physique, le deuxième corps drapé d'une burqa numérique « est un corps objet d'observation et de vigilance », le troisième corps qu'il baptise « le dé-corps est un corps désaffecté, quant au quatrième corps ce serait la technique qui nous servirait de ra-ccord. « En dévitalisant ce qu'elle prétend solutionner ». On comprend que pour lui, ce qui l'intéresse, ce serait plutôt « l'ac-corps » !
le débat serait vaste pour les soignants, de plus en plus égarés dans un univers technologique, qui nous a fait passer d'une observation du corps, que l'on écoute, à un corps observé que l'on touche et que l'on palpe pour l'entendre et tâcher d'en décrypter la plainte, à un corps que l'on ne regarde même plus parce qu'il nous a été volé, dérobé, par la technologie avant de
devenir la proie et la propriété des sociétés marchandes, de soins, de médicaments, de vaccins en tout genre, de chimiothérapies diverses et coûteuses propres à soigner des pathologies que la technique , le mode de vie , les alimentations frelatées ont elles-mêmes souvent créés. Avec tout un background que je ne veux pas détailler ici.

Longue réflexion aussi avec ce qu'il appelle avec humour « l'Intelligence Amie ». Damasio n'est pas borné, il devine bien ce que l'on pourrait en faire dans une autre représentation du monde. Mais ce Monde-là n'est pas et ne sera jamais le nôtre. Ce serait lui le Monde fictionnel. Ce que Damasio tente de dire sans trop y croire, c'est « qu'il est temps de passer de la civilisation du plus à la civilisation du mieux en matière de Data ». Vous y croyez-vous ?
Pour ma part, la technologie positive qu'il essaye d'imaginer, tout, dans la vie de tous les jours, nous montre que non seulement on n'y est pas, mais qu'on ne voit pas comment, avec la fracture Numérique, avec le regain de la pauvreté, avec la disparition des services publics au premier rang desquels les médecins et l'hôpital, on se dirige hardiment et sans complexes vers un sous prolétariat numérique, où des gueux avancent dans un monde déshumanisé qu'ils ne comprennent pas, où bientôt « les vieux » n'auront peut-être même plus leur place. (Ça, c'est moi qui le dis et l'écris à la lumière de ce que je lis dans ce livre, mais aussi après une vie de pratique du soin individualisée et non pas de masse.) Damasio est familier de la pensée d'Ivan Illich, dont le concept génial de « convivialité » des années 70, n'a plus aucune résonance aujourd'hui, avec la perte de ce qui me paraît essentiel, la perte du Lien. Il n'y a plus de lien. Tout a été méticuleusement organisé pour que le Lien disparaisse, pour qu'on nous le vole, (on, ce sont bien sûr les oligarchies numériques) pour nous le rendre ensuite en nous le faisant payer en espèce sonnantes et trébuchantes. La numérisation des corps arrange bien les pouvoirs économiques, les gens se soignent moins, effrayés par les barrières numériques qui se dressent devant eux, dès le départ, dès la prise d'un rendez-vous, dès la présentation de votre identité numérique, « présentez vos papiers, votre carte vitale, votre attestation d'assurance, vos analyses, » au point qu'ils abandonnent souvent, et se réfugient dans le non-soin. Moins de soignés, moins de soignants, on peut fermer des lits, on peut fermer des blocs opératoires, on pourra demain fermer les EHPADS, les résidents potentiels seront morts avant. Place nette. Alors, la Convivialité chère à Illich, là-dedans… c'est là qu'elle est la science-fiction. Toujours au gré de son voyage, Alain Damasio réfléchit hardiment sur le pouvoir numérique, sur l'économie, sur l'éducation, sur le transhumanisme aussi. J'ai beaucoup aimé ce passage où Damasio nous dit « je reste un romancier. M'intéresse suprêmement le sentier plutôt que la carte. » Certes, » mais si le transhumanisme croit qu'il manque à l'homme quelque chose, quelque chose que seule la technologie pourra lui apporter, j'ai la tranquille et furieuse conviction que l'être humain a en lui absolument tout ce dont il a besoin, pour une vie pleine, intense et féconde » Tout est déjà en nous. Nous n'avons pas besoin de devenir plus-qu'humain . Nous avons juste besoin de devenir plus humain. Vous en appelez au trans-humain ? J'en appelle au très-humain. « N'est-ce pas là aussi, un contre-pouvoir, une contre-réforme ?

Il est difficile de parler de ce livre sans avoir l'impression de juste le paraphraser. « Les réseaux sociaux, nous dit-il, ont inventé la communauté sans présence, l'auto-exposition, le selfie, l'exclusion possible, le harcèlement et la lapidation numérique. L'IA est en train d'inventer l'auto-discussion et le jumeau numérique, parmi des centaines de réinventions de nos façons de travailler. «

Il y a beaucoup de choses passionnantes dans ce livre, en fait tout, qui nous interroge, chacun d'entre nous, sur notre mode de vie, sur notre rapport à l'altérité, sur nos choix et nos décisions politiques, sur la direction que nous voulons chacun d'entre nous donner à notre humanité, et pixel par pixel, à l'humanité en général. Sur la décision de notre engagement et de notre résistance aussi ?
Si par instants, il feint la naïveté en imaginant le côté positif que devrait avoir la technologie sans se soucier de tout ce que les puissants, de tout ce que le capitalisme, numérique ou pas, en fait, de tous les outils dont il a pu disposer pour oppresser les peuples les consciences et les intelligences depuis des siècles, je trouve que la nouvelle qui clôt ce reportage fantastique apporte une réponse qui laisse le lecteur à la fois, d'abord dubitatif puis presque convaincu. La partie n'est-elle pas déjà perdue Alain Damasio, que nous reste-t-il si ce n'est de faire « l'Éloge de la Fuite », à moins que le réchauffement et le désordre climatique au coeur de la nouvelle qui clôt le livre n'apporte une réponse définitive en mettant tout le monde d'accord : on ne joue plus, Gaïa reprend les manettes et le contrôle des opérations. Et tant pis pour l'homme qui n'a pas su respecter les règles de vie et de jeu sur la planète bleue, préférant saccager le plateau avec pertes et fracas.

Un mot sur l'écriture inclusive » procédé largement utilisé par l'auteur dans ce livre. Il respecte la parité, en écrivant un chapitre sur deux en féminisant les pluriels neutres, à l'écrit cela fonctionne très bien. « Mon espoir, dit-il, est que la gymnastique mentale consiste à se souvenir, que derrière les Européennes, il existe bien entendu aussi des Européens (hommes), et fasse pendant aux quatre siècles où c'est le masculin pluriel qui valait « aussi » pour un féminin enfoui ou caché derrière. Comme vous l'éprouverez sûrement, ce modeste retournement produit un trouble réel, que je trouve stimulant, sinon salutaire. « Et ce fut le cas pour moi.

J'ai reçu ce livre, comme chacun des livres d‘Alain Damasio comme un direct au Foie, pire une déflagration, qui met en cohérence les p
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Quand Damasio s'essaie à l'essai.
Mille mercis aux Editions Albertine/Le Seuil ( et à La Volte) et à Babelio pour cet envoi en Masse critique. C'est un véritable cadeau.
Allumer son IPhone, vérifier ses mails, rechercher une information sur Google, scroller son écran sur Instagram pour passer le temps dans une salle d'attente, commander un bouquin sur Amazon (non, je plaisante) … Qu'on soit aux Etats-Unis, en France, à Oulan-Bator ou à Taïpei, nous faisons tous les mêmes gestes, avons tous les mêmes pratiques qui sont devenues, en un temps record, universelles.
Invité en résidence d'artistes à la villa Albertine à San Francisco, Alain Damasio va confronter sa vision de l'impact de la technologie dans nos vies en se frottant au coeur même de sa création dans la Silicon Valley.
Par sept chroniques, il nous fait part de ses réflexions/intuitions sur le monde qui se crée à cet endroit, centre mondial du numérique. Au fil de ses déplacements, des guides (sociologues, développeurs, cadres français chez Twitter, Google, Meta, Apple…) le pilotent, partagent leurs vues avec lui lors de balades ou d'entretiens autour d'une bière, révèlent l'état d'esprit propre à ce lieu hors normes.

Après avoir lu, « Les furtifs », « Scarlett et Novak » on pourrait soupçonner Damasio d'être technophobe. Il est vrai qu'il est critique quand il évoque The ring, le nouveau siège social d'Apple voulu par Steve Jobs avant sa mort (un anneau pour les gouverner tous), sa froideur de vaisseau spatial, son inaccessibilité de château fort, révélateur de la volonté de la marque de tout contrôler, tout gérer pour ses fidèles. Il n'est pas non plus convaincu par le Meta proposé par Zuckerberg qui, contrairement au casque de réalité augmentée d'Apple, propose un univers absolument clos, où l'individu vivrait seul des expériences « nouvelles » , un concert sans coups d'épaules mais avec de la buée sur son casque, le vent dans ses cheveux en haut d'une falaise… Bref, un rêve de sociopathe pas tout à fait sorti de l'adolescence .
Sa vision des voitures autonomes est également sévère : des voitures blanches vides qui parcourent les rues, tournent sans fin. A moins qu'il n'y ait un pilote, genre Uber, dont la fonction unique est de former la voiture avant que celle-ci ne lui pique son job.
Il énonce alors son intuition de la perte de la réalité de notre corps dans le monde mis en oeuvre dans la vallée du silicium : assis devant un PC fixe (comme moi en ce moment), vautré sur un canap le portable sur les cuisses ou pianotant sur le téléphone, télétravaillant… Seul notre cerveau intéresse les développeurs, les programmateurs et si je me soucie de mon corps, c'est uniquement pour connaitre mes constantes grâce à un bracelet connecté, à des senseurs qui m'indiqueront comment j'ai dormi, quand manger une banane… La rencontre avec un trentenaire qui lui explique sa gestion monitorée de ce corps est assez hallucinante et lui permet de construire une analyse sur le « problème à quatre corps » que, je l'avoue, j'ai eu bien du mal à saisir.
A l'autre bout du spectre, il rapporte sa visite dans le quartier de Tenderloin, où les corps et les esprits aussi d'ailleurs sont abandonnés. A deux rues du siège de Twitter (je préfère aussi Twitter à Space X ) les laissés pour-compte de la vallée, les fous, les handicapés, les drogués vivent à même le sol. Après la fermeture des hôpitaux psy sous Reagan, la ville préfère arroser des associations corrompues plutôt que de confier ces pauvres hères à des services sociaux compétents aptes à suivre ces populations délaissées. Jetez un oeil sur la rue qui accueille le siège de Twitter. C'est bien propre, c'est bien vide, c'est d'une froideur glaciale. Tenderloin est sale, jonchées de détritus, couvertes de toiles de tente mais il y a des gens, cabossés certes, partout.
Cela révélerait l'individualisme forcené de ceux qui sont les élus de ce système, repliés sur leur monde, indifférents à ce qui ne leur correspond pas.
Pour autant, on sent quand même un enthousiasme notamment lors de sa rencontre avec un développeur d'IA qui travaille en particulier sur le langage. A ce stade de ma lecture, je me suis dit « Ah, ça y est. Damasio a basculé ».
Et puis sa dernière chronique remet les choses à leur place : la technologie n'est pas neutre. Elle n'est pas qu'une affaire d'usage. Elle bouleverse notre rapport au monde. « Rien ne nous oblige à devenir le Sapiens de la Silicon Valley, le plus souvent sans même le conscientiser, produit à partir de nos soifs mammifères de confort et de facilité ».
Et de proposer non pas de rejeter ces outils mais d'éduquer à leur bon usage, d'interroger notre relation à eux, d'oser le mantra FURTIF (Fuit Une Réseau Trop Intrusif, Fuir), d'apprendre à bidouiller son matériel, repenser notre relation à l'IA sans complexe d'infériorité….. de recréer du lien, de se réapproprier son corps.

Pour finir, un mot sur le « style Damasio ». L'écriture est pointue mais claire, inventive comme toujours « serf-made men, les valets de la vallée, ton petit toi(t)-tout-seul, les artivistes ou hacktivistes, la Digitalie, les paramaîtres, imachiner » pour n'en donner que quelques-uns. Et toujours ces glyphes qui ponctuent en quelque sorte le propos.

Ah, j'allais oublier. le bouquin se termine sur une nouvelle inédite : un blackout se produit sur San Francisco. Une famille prisonnière dans son appartement est séparée par la fermeture de portes de sécurité par l'IA domotique de la maison qui se contente d'obéir aux consignes. Chouette nouvelle que je vais probablement proposée à mes élèves qui ont beaucoup aimé Scarlett et Novak.
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Alain Damasio nous propose dans ce nouveau livre un voyage sans pareil dans l'univers de la Silicon Valley.

C'est un volume hybride : 7 essais (avec parfois un brin de fiction) et une longue nouvelle, "Lavée du silicium", qui a été visiblement nourrie par les considérations plus théoriques qui la précèdent.

Le point commun de tous ces textes c'est le style Damasio, sa pétulance, ses découvertes lexicales. Il aime jouer avec le langage et créé ici des néologismes riches de sens, toujours multiples, qui font mouche.

"Amérique" de Jean Baudrillard a une grande influence, reconnue, sur ces textes. Ce que ce livre pouvait avoir de prémonitoire en 1986 est mis en valeur par Damasio, qui reste admiratif. Il n'est pourtant pas un inconditionnel du Rêve Américain, comme on s'en doute à lire ses prises de positions politiques. Force est de reconnaître que depuis les GAFAM ont complètement modifié notre perception du réel, avec leurs services et leurs applications présentes partout sur terre.

Si Damasio explique dans le détail (et c'est souvent vraiment éclairant) les effets que ces technologies produisent sur nous, qui ne sont pas neutres quoi que disent leurs concepteurs, il n'est pas partisan de renoncer complètement à leur usage. de toute façon, le pourrions-nous encore ?

À la manière des Furtifs Damasio place ses espoirs dans une redécouverte de la nécessité des échanges entre intelligences, artificielles et humaines. Subvertir l'usage de ces technologies, qui enferment et isolent, pour en faire des outils pleinement ouverts lui semble une démarche possible et souhaitable.

Je remercie Babelio et les éditions Albertine/Seuil de m'avoir adressé ce livre puissant dans le cadre d'un opération Masse Critique.



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critiques presse (3)
LaLibreBelgique
25 avril 2024
La Vallée du Silicium, un essai érudit bourré de punchlines et de néologismes, parfois un peu trop bavard, mais souvent juste et passionnant.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
OuestFrance
18 avril 2024
Dans son dernier ouvrage, l’auteur de « La Horde » livre une réflexion passionnante sur l’intelligence artificielle et la Silicon Valley.
Lire la critique sur le site : OuestFrance
LesInrocks
11 avril 2024
Le plus grand auteur de SF français s'est rendu à la Silicon Valley pour enquêter sur ce qui nous attend, du "devenir-inhumain" au transhumanisme. Un livre hybride passionnant.
Lire la critique sur le site : LesInrocks
Citations et extraits (45) Voir plus Ajouter une citation
Par une sorte de bug lexical, le mot anglais chatbot me fait toujours penser au chat. Le chat ? Oui, cet animal dont on ne sait plus si nous l’avons soumis ou si c’est lui qui a domestiqué l’espèce humaine, tant son indépendance et sa faculté à nous mettre à son service surprennent. Ainsi en ira-t-il sans doute du chatbot personnalisé, moins animal qu’animé, contrefaisant si bien une personne vivante que la fiction d’existence qu’il active par ses répliques parviendra à être plus présente, et presque plus crédible, que nos proches. Chat-qui-écoute et chat-qui-parle, nous finirons sans doute par l’aimer comme on aime nos chats, avec la même étrangeté de lien, asymétrique et fusionnel.
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Leur ultra-domination devrait aller de pair avec une hyper-exigence en termes d'éthique et de responsabilité sociale sauf que ces entités sont structurellement construites pour le profit et rien d'autre. Donc pour répondre à des problèmes qui possèdent... un marché. Pour ce qui n'a pas de prix, ne peut être payé, se monétiser ou se marchandiser, la Tech est sans solution. Quelle plateforme pour nettoyer la pollution mondiale, quelle appli pour réduire les inégalités, où cliquer pour aménager villes et campagnes ? Quelle politique propose la Tech pour les sans-abri, la drogue, les guerres civiles ou l'orgie énergétique qu'elle encourage ? (p.203)
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Le premier esclavage est classique, il tient à l’économie même de la désintermédiation, qu’on a pompeusement rebaptisée la disruption alors qu’elle n’est qu’une corruption profonde du travail. Il consiste à extorquer honteusement une plus-value excessive sur le travail épuisant des chauffeurs : 30 % pour faire tourner une plateforme ? Ce n’est pas une commission, non, appelons les choses par leur nom : c’est du parasitisme et c’est du vol. Que les chauffeurs acceptent parce qu’ils n’ont guère le choix et aucun syndicat pour les défendre et amorcer, grâce à eux, le moindre rapport de force.

Le second esclavage est plus nouveau, plus subtil, plus horrible aussi. Il consiste à éduquer et à former malgré vous, en roulant, les machines qui vont voler votre emploi. Extorsion de niveau 2 : on ne vole plus simplement le produit de votre conduite, on vole votre façon de conduire, vos réflexes humains face à l’imprévu, vos cadences au volant, votre savoir-faire dans la circulation complexe. Pour vous éliminer à court terme. Et on vous les vole gratuitement.
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Faire faire, nous l'avons consenti pour notre aptitude à mémoriser (avec les moteurs de recherche), à nous orienter (avec le GPS), à improviser (qu'on appauvrit à coups de réservations et d'applis de planning), à rencontrer quelqu'un (qu'on délègue aux algorithmes), à apprendre une langue ou à établir notre propre programme de sport - j'arrête ici une liste diluvienne qui arroserait quasiment tout le spectre de l'activité autrefois humaine - bref nous l'avons fait pour à peu près tout ce qui relevait encore, quelques décennies auparavant, de nos puissances personnelles.
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Personnellement, je n'ai jamais cru au métavers, que j'ai testé rapidement lors de ma résidence à la Villa Albertine, à San Francisco. Je n'y ai jamais cru parce que le métavers est un fantasme de geek asocial, qui exige un casque fermé, un isolement intégral pour reconstituer imparfaitement et laborieusement un monde réel dont il ne cesse de nous couper.
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Videos de Alain Damasio (70) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Alain Damasio
Rencontre événement en compagnie d'Alain Damasio pour son recueil "Vallée du Silicium", en coédition Villa Albertine/Le Seuil. Un livre inspiré de la Silicon Valley, composé de sept chroniques littéraires qui culminent sur une nouvelle d'anticipation inédite.
Livre dispo ici : https://www.millepages.fr/livre/9782021558746-vallee-du-silicium
« Ce qui manque furieusement à notre époque, c'est un art de vivre avec les technologies. Une faculté d'accueil et de filtre, d'empuissantement choisi et de déconnexion assumée. Des pratiques qui nous ouvrent le monde chaque fois que l'addiction rôde, un rythme d'utilisation qui ne soit pas algorithmé, une écologie de l'attention qui nous décadre et une relation aux IA qui ne soit ni brute ni soumise. »
À San Francisco, au coeur de la Silicon Valley, Alain Damasio met à l'épreuve sa pensée technocritique, dans l'idée de changer d'axe et de regard. Il arpente « le centre du monde » et se laisse traverser par un réel qui le bouleverse.
Composé de sept chroniques littéraires et d'une nouvelle de science-fiction inédite, Vallée du silicium déploie un essai technopoétique troué par des visions qui entrelacent fascination, nostalgie et espoir. du siège d'Apple aux quartiers dévastés par la drogue, de rencontres en portraits, l'auteur interroge tour à tour la prolifération des IA, l'art de coder et les métavers, les voitures autonomes ou l'avenir de nos corps, pour en dégager une lecture politique de l'époque et nous faire pressentir ces vies étranges qui nous attendent.
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Alain Damasio :
Né à Lyon en 1969, Alain Damasio caracole sur les cimes de l'imaginaire depuis la parution en 2004 de son deuxième roman, La Horde du Contrevent, Grand Prix de l'Imaginaire. Il explique sa prédilection pour les récits polyphoniques et pour le travail physique, physiologique de la langue, par un besoin vital d'habiter plusieurs corps, et de se laisser lui-même habiter. Après la réédition par La Volte en 2007 de la Zone du Dehors (Cylibris, 2001), récit d'anticipation inspiré par Michel Foucault, et un recueil de nouvelles, Aucun souvenir assez solide, Alain Damasio publie à La Volte son roman Les Furtifs, qui réunit ses préoccupations politiques, son inventivité de langage et ses innovations typographiques.
Amplement salué par la critique, acclamé par le public, Alain Damasio construit une oeuvre rare, sans équivalent dans les littératures de l'imaginaire.
Rencontre animée par Clément Houdart Captation, montage et réalisation : David Even
@editions_du_seuil @alaindamasio
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