A propos du nouveau livre d'
Alain Damasio «
Vallée du Silicium »
La Société du Spectacle Numérique vue par AD
Chaque époque a ses philosophes, ses essayistes, ses poètes. Il y a 30 ans nous avions
Gilles Deleuze,
Jean Baudrillard, Michel Foucaud,
Ivan Illich,
Michel Serres. Aujourd'hui il nous reste des philosophes-fossiles qui ont pour noms, BHL,
Michel Onfray, ou Raphaël Einthoven . Par chance, des voix émergent, même si elles ont mis du temps. Ce fut l'année dernière
Cynthia Fleury avec « sa Clinique de la Dignité ». C'est aujourd'hui
Alain Damasio qui emplit notre imaginaire et nourrit notre réflexion, projette notre futur, encercle après les avoir identifiés tous nos pièges.
Pas facile de chroniquer
Damasio. Difficile de conserver un regard critique, impossible de n'avoir qu'une vision techno poétique. de ne faire émerger que son ressenti, de le chroniquer en faisant abstraction ce que » l'on a pu lire de lui, d'oublier les « Hordeux », de ne pas singer «
les Furtifs ». Cet écrivain, hors champs, est pourtant certainement celui, qui par ses textes, (qui relèvent davantage à mon sens de l'anticipation et de l'interpellation que de la science-fiction), un des auteurs qui me touche le plus, me fait le plus réfléchir, penser et craindre. Un peu comme ce que fit, dans un autre style,
Guy Debord, il y a 50 ans avec "
la Société du Spectacle. «
Cette fois pas un roman, plutôt un reportage-essai fruit d'un séjour en Avril 2022 qu'il a passé dans la Silicon Valley, à l'initiative de la Villa Albertine, sorte de Villa Médicis relookée et repeinte au graphe du numérique, pour créer « un concept de résidence et une communauté au service des arts et des idées entre la France et les USA ».
Fascinant, car on ne soupçonnait pas
Damasio « Américanophile », ce qu'il n'est pas au fond, respectant avec justesse la Voie du Milieu. Si «
les Furtifs » étaient un roman qui pouvait se lire comme un essai, tant il regorgeait de fulgurances, «
Vallée du silicium » est un essai transformé en roman tant il se lit, avec fluidité, passion et même suspens. Au travers de sept chroniques,
Damasio nous embarque dans la Silicon Valley, vue de l'intérieur, avec sa tech, ses IA, ses projections futuristes, que l'on connaît mais qui sous sa plume effrayent, parfois même nous font cauchemarder.
La première chronique nous balade comme un article de Libé dans le Centre Névralgique d ‘Apple, qui ne nous surprend pas, tant, nous dit l'auteur, nous sommes dans une « féodalité revisitée du Moyen Âge, qui se donne des allures de science-fiction post moderne ». C'est ajoute-il, « Steve qui fait le Jobs de nous laisser la clé métaphorique de ce qu'a toujours été l'ADN d'Apple : un monde propriétaire, une entreprise para militaire verrouillée ». Un monde cadenassé où l'open source n'existe pas, où l'on ne possède pas un IPhone, c'est bien lui qui nous possède, et où l'on ne peut être au mieux, qu'utilisateur et consommateur de marchandises connectées, quel que soit le point du globe où nous vivons. Comme le surligne un de ceux qui lui font découvrir le site, « c'est un univers intégralement clos qui fait semblant d'être ouvert »
La deuxième chronique est un règlement de compte sans concessions sur la voiture autonome, autre avatar du Numérique. La peinture de ces rues vides de San Francisco, seulement occupées de voitures autonomes qui sillonnent l'espace, fait davantage peur, tant elles nous semblent vidées de vie. L'auteur a cette formule qui m'a bouleversé : « la matérialité du monde est une mélancolie désormais ».
Damasio qui n'a pas son permis de conduire, montre comment les pulsions engendrées par le fait de tenir un volant entre ses mains, sont certes toujours présentes, mais ce n'est pas vraiment défini nous dit-il ? Vous avez raison, ajoute-t-il, c'est juste has been. » L'ère de l'information a dissous nos bolides dans un trait de lumière. « « La voiture autonome conclue-t-il sans s'acharner, « est une industrie sans idée » » L'innovation dans le capitalisme, « c'est de passer de la puissance au pouvoir. C'est faire faire à l'appli, aux smartphones, aux algos, aux IA, aux robots…comme on fait faire aux femmes, aux arabes, aux esclaves, aux petites mains, aux sans-papiers sur leurs vélos, ou tout bonnement à ses subordonnés hiérarchiques ce qu'on ne veut pas condescendre à faire : ici, se tient le pouvoir. « Si Uber emploie ce qu'il appelle d'un de ses néologismes dont il est familier des « serf- made- men », avec lesquels on peut au moins encore humainement interagir, ici, dans la voiture autonome pas de risques de rencontrer des basanés, simplement des interfaces.
Le livre est conçu, par le choix des chroniques, comme une montée en puissance de ce qui résonne en nous, en moi, comme sinon de la peur, du moins de l'inquiétude de se voir dépossédé de son humanité. Au point désormais, dans les activités de la Santé, dans les formations d'aide soignantes par exemple, d'avoir déjà recours à des cours « d'humanitude », à savoir retrouver les facultés, les résonances, l'empathie à redevenir un humain. Bien illustré encore dans la chronique consacrée au Métavers, à la dictature des
mots de passe et au traçage permanent de nos activités autonomes ou de ce qu'il peut bien en rester. Il est très intéressant de comprendre le lien que fait l'auteur avec les deux ans de Pandémie, en montrant « comment le métavers se lit d'abord comme une généralisation opportuniste des plis pris durant ces années Covid/plis, dont on sent bien qu'ils se contractent en Habitus. Celui de tout faire sans bouger de chez soi, sans même bouger du tout. Avec des
mots de passe sous lesquels se cachent des mots d'ordre, nous consommons, payons, gérons, baisons, notons, « en alimentant nous même les bases de données qui vont nous tracer » tout en faisant gagner par « des millions d'heures perdues dans des tâches débiles, et pour des milliards engrangés par les bookers d'en face, puisqu'ils sont parvenus à nous faire faire le boulot … à leur place.
Qui a dit là que nous étions dans un essai ? pas plutôt un roman d'actualité et de prospective ? « Et dans une formule lapidaire, « nous sommes devenus les bureaucrates de nos quotidiens ». « C'est l'ère du client- valet. » «« le techno cocon ajoute l'auteur est le territoire – horizon de ce monde rêvé du techno capitalisme. Bouger doit générer de la trace, pas de la liberté. Communiquer doit nourrir les datas. «
Un peu d'humanisme dans le livre lorsque
Damasio nous promène dans Tenderloin, quartier le plus pauvre de San Francisco qui joue à touche-touche avec le siège central de Twitter. Où l'on croise tout ce que la ville peut produire et entretenir de misère humaine, avec cette question récurrente : « Comment ? comment peut-on adosser, accoler presque, la richesse la plus obscène à la pauvreté la plus féroce ? Comment l'immeuble de Twitter peut-il rester debout à deux cents mètres de là et ne pas être pillé sous l'insurrection de militants ou s'écrouler sous une attaque de drogués zombies enfin réunis dans la conscience commune de leur état ?" Car
Damasio ne se contente pas de se culpabiliser et de s'indigner, on le sent réellement en souffrance d'empathie avec un monde qu'il découvre de ses
yeux et qu'il décrit comme repoussant. Sans doute avons-nous réussi à construire nous même les murs de la prison dans laquelle nous nous sommes enfermés après en avoir jeté les clefs. Sa critique du Métavers, espace virtuel dans lequel sans bouger, en consommateurs fascinés, nous allons évoluer dans des mondes où la technique a simplement créé tout ce que nous avions au dehors, du sentiment, de l'amour, de la résonance avec l'altérité, du partage d'humanité, est sans appel. Les réseaux sociaux, nous dit-il, nous connectent mais ne nous lient pas. « Où se loge le toucher dans un gant à retour de force ? Par où s'infuse l'odeur d'une peau ? Où est la sensation d'une hanche ? la chaleur d'une main qui prend la mienne, ou qui se pose sur ma nuque ? Où sont les baisers, le goût d'un fruit qui fond sous la langue, le rêche d'un fromage sec, la gouleyance d'un vin ? Abracadata répondent les magiciens de l'appli. Abracadata ! On va vous redonner tout ça après vous l'avoir pris ! »
« Les GAFAM nous dit-il, n'ont pas tué les liens, ne les ont pas tranchés au couteau ou à la hache, c'est bien pire et plus subtil que ça, ils ont dévitalisé ces liens, ils les ont édulcorés et neutralisés. Ils les ont absentés. «
Si dans un chapitre il tente de s'extraire d'une vision manichéenne en tentant de positiver la technique, en imaginant l'usage bénéfique que l'on pourrait en tirer en inversant notre représentation du monde, impossible de le sentir convaincu, impossible de nous convaincre. Peut-être est-ce davantage par le lien amical qu'il noue avec un des concepteurs des fameux chabots et d'IA, investi dans la connaissance mathématique pure, et donc débarrassé en apparence de tout impératif de domination ? Mais comme l'avoue presque naïvement son interlocuteur, « nous sommes dirigés par l'innovation technologique, c'est la tech possible qui nous leade. On invente puis on avise. C'est seulement ensuite qu'on cherche à savoir à quoi ça pourra servir et surtout comment faire du fric avec ».
Le chapitre qui m'a le plus passionné est sans conteste l'analyse qu'il fait de la santé et du
corps, et qu'il intitule avec humour le Problème à Quatre
Corps, faisant référence au best-seller chinois de
Liu Cixin. Alors là tout y passe, du contrôle économique de nos
corps, de l'appropriation de notre santé dans ses recoins les plus intimes et que nous connaissons déjà en France depuis deux ans avec « Notre Espace Santé », dans l'hameçonnage auquel nous soumettent assurances, mutuelles, complémentaires santé dans l'utilisation de notre ADN, tout cela fait froid dans le dos, parce que nous sommes là , non plus dans le virtuel, non plus dans le futur, mais dans le réel, d'aujourd'hui, sans même que nous le sachions ou ne le sentions , dans ce qu'il appelle d'une formule lapidaire « la perte du lien à soi ». Pour résumer ce qu'il décrit dans les quatre
corps, le premier
corps est notre
corps physique, le deuxième
corps drapé d'une burqa numérique « est un
corps objet d'observation et de vigilance », le troisième
corps qu'il baptise « le dé-
corps est un
corps désaffecté, quant au quatrième
corps ce serait la technique qui nous servirait de ra-ccord. « En dévitalisant ce qu'elle prétend solutionner ». On comprend que pour lui, ce qui l'intéresse, ce serait plutôt « l'ac-
corps » !
le débat serait vaste pour les soignants, de plus en plus égarés dans un univers technologique, qui nous a fait passer d'une observation du
corps, que l'on écoute, à un
corps observé que l'on touche et que l'on palpe pour l'entendre et tâcher d'en décrypter la plainte, à un
corps que l'on ne regarde même plus parce qu'il nous a été volé, dérobé, par la technologie avant de
devenir la proie et la propriété des sociétés marchandes, de soins, de médicaments, de vaccins en tout genre, de chimiothérapies diverses et coûteuses propres à soigner des pathologies que la technique , le mode de vie , les alimentations frelatées ont elles-mêmes souvent créés. Avec tout un background que je ne veux pas détailler ici.
Longue réflexion aussi avec ce qu'il appelle avec humour « l'Intelligence Amie ».
Damasio n'est pas borné, il devine bien ce que l'on pourrait en faire dans une autre représentation du monde. Mais ce Monde-là n'est pas et ne sera jamais le nôtre. Ce serait lui le Monde fictionnel. Ce que
Damasio tente de dire sans trop y croire, c'est « qu'il est temps de passer de la civilisation du plus à la civilisation du mieux en matière de Data ». Vous y croyez-vous ?
Pour ma part, la technologie positive qu'il essaye d'imaginer, tout, dans la vie de tous les jours, nous montre que non seulement on n'y est pas, mais qu'on ne voit pas comment, avec la fracture Numérique, avec le regain de la pauvreté, avec la disparition des services publics au premier rang desquels les médecins et l'hôpital, on se dirige hardiment et sans complexes vers un sous prolétariat numérique, où des gueux avancent dans un monde déshumanisé qu'ils ne comprennent pas, où bientôt « les vieux » n'auront peut-être même plus leur place. (Ça, c'est moi qui le dis et l'écris à la lumière de ce que je lis dans ce livre, mais aussi après une vie de pratique du soin individualisée et non pas de masse.)
Damasio est familier de la pensée d'
Ivan Illich, dont le concept génial de « convivialité » des années 70, n'a plus aucune résonance aujourd'hui, avec la perte de ce qui me paraît essentiel, la perte du Lien. Il n'y a plus de lien. Tout a été méticuleusement organisé pour que le Lien disparaisse, pour qu'on nous le vole, (on, ce sont bien sûr les oligarchies numériques) pour nous le rendre ensuite en nous le faisant payer en espèce sonnantes et trébuchantes. La numérisation des
corps arrange bien les pouvoirs économiques, les gens se soignent moins, effrayés par les barrières numériques qui se dressent devant eux, dès le départ, dès la prise d'un rendez-vous, dès la présentation de votre identité numérique, « présentez vos papiers, votre carte vitale, votre attestation d'assurance, vos analyses, » au point qu'ils abandonnent souvent, et se réfugient dans le non-soin. Moins de soignés, moins de soignants, on peut fermer des lits, on peut fermer des blocs opératoires, on pourra demain fermer les EHPADS, les résidents potentiels seront morts avant. Place nette. Alors,
la Convivialité chère à Illich, là-dedans… c'est là qu'elle est la science-fiction. Toujours au gré de son voyage,
Alain Damasio réfléchit hardiment sur le pouvoir numérique, sur l'économie, sur l'éducation, sur le transhumanisme aussi. J'ai beaucoup aimé ce passage où
Damasio nous dit « je reste un romancier. M'intéresse suprêmement le sentier plutôt que la carte. » Certes, » mais si le transhumanisme croit qu'il manque à l'homme quelque chose, quelque chose que seule la technologie pourra lui apporter, j'ai la tranquille et furieuse conviction que l'être humain a en lui absolument tout ce dont il a besoin, pour une vie pleine, intense et féconde » Tout est déjà en nous. Nous n'avons pas besoin de devenir plus-qu'humain . Nous avons juste besoin de devenir plus humain. Vous en appelez au trans-humain ? J'en appelle au très-humain. « N'est-ce pas là aussi, un contre-pouvoir, une contre-réforme ?
Il est difficile de parler de ce livre sans avoir l'impression de juste le paraphraser. « Les réseaux sociaux, nous dit-il, ont inventé la communauté sans présence, l'auto-exposition, le selfie, l'exclusion possible, le harcèlement et la lapidation numérique. L'IA est en train d'inventer l'auto-discussion et le jumeau numérique, parmi des centaines de réinventions de nos façons de travailler. «
Il y a beaucoup de choses passionnantes dans ce livre, en fait tout, qui nous interroge, chacun d'entre nous, sur notre mode de vie, sur notre rapport à l'altérité, sur nos choix et nos décisions politiques, sur la direction que nous voulons chacun d'entre nous donner à notre humanité, et pixel par pixel, à l'humanité en général. Sur la décision de notre engagement et de notre résistance aussi ?
Si par instants, il feint la naïveté en imaginant le côté positif que devrait avoir la technologie sans se soucier de tout ce que les puissants, de tout ce que le capitalisme, numérique ou pas, en fait, de tous les outils dont il a pu disposer pour oppresser les peuples les consciences et les intelligences depuis des siècles, je trouve que la nouvelle qui clôt ce reportage fantastique apporte une réponse qui laisse le lecteur à la fois, d'abord dubitatif puis presque convaincu. La partie n'est-elle pas déjà perdue
Alain Damasio, que nous reste-t-il si ce n'est de faire « l'Éloge de la Fuite », à moins que le réchauffement et le désordre climatique au coeur de la nouvelle qui clôt le livre n'apporte une réponse définitive en mettant tout le monde d'accord : on ne joue plus, Gaïa reprend les manettes et le contrôle des opérations. Et tant pis pour l'homme qui n'a pas su respecter les règles de vie et de jeu sur la planète bleue, préférant saccager le plateau avec pertes et fracas.
Un mot sur l'écriture inclusive » procédé largement utilisé par l'auteur dans ce livre. Il respecte la parité, en écrivant un chapitre sur deux en féminisant les pluriels neutres, à l'écrit cela fonctionne très bien. « Mon espoir, dit-il, est que la gymnastique mentale consiste à se souvenir, que derrière les Européennes, il existe bien entendu aussi des Européens (hommes), et fasse pendant aux quatre siècles où c'est le masculin pluriel qui valait « aussi » pour un féminin enfoui ou caché derrière. Comme vous l'éprouverez sûrement, ce modeste retournement produit un trouble réel, que je trouve stimulant, sinon salutaire. « Et ce fut le cas pour moi.
J'ai reçu ce livre, comme chacun des livres d‘
Alain Damasio comme un direct au Foie, pire une déflagration, qui met en cohérence les p