" Il en est, parmi eux, qui ont laissé un nom après eux, afin que soient rapportées leurs louanges.
Et il y en a, dont le souvenir ne s'est pas perpétué, qui périrent comme s'ils n'avaient jamais été; et sont devenus comme s'ils n'étaient jamais nés; et leurs enfants après eux. "
C'est de ceux-ci que parle
Louons maintenant les grands hommes.
Pour parler de ces petits blancs, de ces misérables fermiers à bail de l'Alabama, qui tentent de survivre et de faire vivre leurs enfants dans les champs de coton du Deep South, aux heures sombres de la Grande Dépression,
James Agee a choisi un comparse, une méthode, et une écriture.
Le comparse , c'est Walker Evans, photographe, auteur des 31 photos de la première édition de 1941, puis des 62 photos de l'édition de 1960, sans légende ni commentaire, mises en avant du texte, avant même le titrage du livre où les deux noms, celui du photographe et celui de l'écrivain, apparaissent côte à côte, sur la même ligne, comme s'ils avaient le même statut.
La méthode est, pour Agee, celle de l'immersion.
Les dernières pages du livre racontent cette approche: d'abord les photos prises à l'arrache, un dimanche, dans une sorte d'effroi et de rapt qui se perçoit dans les regards traqués, les postures rigides, la toilette hâtive des visages. Puis, après un repérage et la médiation d'un fermier moins farouche ou plus bavard, la visite de James chez George Gudger, qui lui avait paru le plus direct, le plus éprouvé et le plus intelligent, lors des premiers contacts . Mais James , au retour, laisse son guide, et rebrousse chemin. Il revient seul chez les Gudger, sous un orage cataclysmique. La voiture s'enlise. La route est impraticable. La nuit est tombée. Il frappe à la porte. La famille se relève, sert à
James Agee un souper lourd et roboratif, libère pour lui le lit des enfants , offre l'hospitalité. Il va dès lors entrer dans leur monde, partager, pour quelques mois, leur vie, leur nourriture, le rythme de leurs journées et les punaises de leurs nuits.
L'écriture va naître de cette expérience.
Elle est le fruit d'une rencontre et d'une indignation, elle se nourrit de ce qu'elle voit, de ce qu'elle enregistre, de ce qu'elle comprend, de ce qu'elle ressent. Elle se voue à la mission de dire la réalité sans pour autant choisir la distance objective du journaliste de terrain pour la dire.
Car la colère passe: contre le lecteur, contre les propriétaires, contre les éditeurs, les gens de lettres, les universitaires....et contre le magazine libéral et capitaliste , Fortune(!!) , qui paye Agee et Evans -mais qui refusera cette "enquête "hors normes, qui a pris les dimensions d'une épopée, le ton d'un pamphlet, la profondeur d'un essai, le lyrisme d'un poème et l'architecture d'une tragédie antique. Agee crée une écriture, trouve une voix.
Comme le souligne Bruce Jackson, dans la postface, à propos de tous les auteurs choisis dans la magnifique collection Terre humaine, "il s'agit de faire entendre une voix".
Mais aucun narcissisme, aucun exhibitionnisme, aucun ego dans cette voix si personnelle de
James Agee. Il est habité par son sujet, ordonne son délire, discipline sa colère pour faire entendre le son si particulier d'une misère " idéale " comme le paletot de
Rimbaud dans Ma bohème. Et il devient le frère de
Faulkner, de Conrad, de Céline, de Blake, ces "agitateurs bénévoles" dont il revendique le patronage dès les premières pages du livre.
Vous l'avez compris : quel livre! Quel sacré livre! Un des livres majeurs et pourtant très peu lu de la littérature américaine contemporaine.
Je ne vous cache pas que j'ai mis un certain temps à le lire.
Il m'a fallu faire des pauses.
Non pas à cause de cette espèce d'acharnement à tout dire par le menu pour faire exister l'innommé, l'insigne, l'insignifiant - tout ce qui fait le bric-à-brac tragique et dérisoire de la misère. L'énumération ne me fait pas peur: elle fait entrer into the cut, au contraire.
Ni non plus pour digérer l'insulte, l'invective, l'agression dont Agee use et abuse -qui n'eprouverait colère et rage devant tant de travail, tant de misère et tant d'exploitation? -
Mais plutôt pour arriver quelquefois à "entendre " la pensée littéraire, humaniste, politique qui innerve profondément le livre et le structure.
Pour ne pas laisser passer une phrase immense, étrangement ponctuée, pleine de bruit et de fureur, sans en avoir extrait le sens, goûté le suc, deviné le fin mot.
Comme si le lecteur se devait de se hisser au-delà de toute facilité de lecture, de toute compassion humiliante, de toute simplification narrative.
Louons maintenant les grands hommes est un livre qui demande qu'on fasse l'effort de venir à lui. Mais c'est un livre qui vous transforme: un livre qui aiguise le regard, qui affûte la soif de justice, qui ouvre grandes les portes de la communauté humaine et fait découvrir la spiritualité des gestes et des traces là où la parole peine à se faire entendre.