C'était ce moment de l'aube où la nuit et le jour ont le même poids et où les choses semblent plus grandes qu'elles ne le sont. Une traînée laiteuse marquait le bout de la plaine et le vent bruissait dans les plaques de blé épargnées par le feu.
Ç'aurait été bien de perdre ses os, transformer sa chair en une gélatine transparente et se faire traverser par le courant comme une méduse. Plonger lentement tout au fond des abysses et là, parmi les créatures luminescentes qui y habitent, trouver Cola Pesce qui portait la Sicile sur ses épaules.
Anna se cala contre son épaule. « À quoi tu penses ?
— Aux chiens. Qui vivent au maximum quatorze ans. » Il resta quelques secondes silencieux. « Comme nous. »
Anna poussa un pied contre un mollet de Pietro. « C’est vrai…
— En quatorze ans ils font tout. Ils naissent, ils grandissent et ils meurent. » Elle l’entendit renifler. « À la fin, ce qui compte c’est pas combien de temps dure la vie, mais comment tu la vis. Si tu la vis bien, à fond, une vie courte vaut autant qu’une vie longue. Tu crois pas ? »
La vie ne nous appartient pas, elle nous traverse. Sa vie était la même que celle qui pousse un cafard à boitiller sur deux pattes quand il a été écrasé, la même qui fait fuir le serpent sous les coups de pioche en tirant derrière lui ses boyaux. Anna, dans son inconscience, devinait que tous les êtres de cette planète, des limaces aux hirondelles, humains compris, doivent vivre. C'est cela notre devoir, c'est cela qui est écrit dans notre chair. Il faut aller de l'avant, sans regarder derrière soi, car l'énergie qui nous envahit, nous ne pouvons la contrôler, et même désespérés, amoindris, aveugles, nous continuons à nous nourrir, à dormir, à nager en luttant contre le tourbillon qui nous tire vers le bas.
Maintenant elle comprenait ce qu'était l'amour, cette chose dont on parlait tant dans les livres de sa maman.
L'amour on sait ce que c'est seulement quand on nous le prend.
L'amour c'est le manque.
Un après-midi, tandis que les enfants jouaient dans la pièce, Maria Grazia ouvrit grand la bouche, roula des yeux et s'étira tout entière comme si on lui avait posé dessus une montagne. La grimace qui lui déformait le visage l'abandonna et réapparurent ses traits.
Anna la secoua, lui serra la main et approcha l'oreille de ses narines. Pas un souffle. Elle prit sur la table le cahier des Choses Importantes et le feuilleta avec délicatesse. Il était plein de chapitres : l'eau, les piles, l'hygiène intime, le feu, les amitiés. Sur la dernière page il y avait écrit :
CHOSES A FAIRE QUAND MAMAN MEURT
Devant ces restes, la fillette pressentit que la vie est un ensemble d'attentes. Parfois si brèves qu'on a pas le temps de s'en rendre compte, parfois si longues qu'elles semblent infinies, mais avec ou sans patience, elles ont toutes une fin.
Si Cefalù avait un défaut, c’était celui d’être un unique, grand container de conneries en céramique.
Anna comprit que ces enfants étaient trop petits pour se souvenir que les chiens, un temps, avaient été des animaux de compagnie. Ou peut-être l'avaient-ils oublié.
Elle se sentit vieille.
Il lui revint à l'esprit ce que lui avait tant de fois dit Pietro: " Ce monde n'existe pas. C'est un cauchemar dont nous n'arrivons pas à nous réveiller. "