Une fois sur place et découvrant son fils au fond de la salle, la veuve ne douta plus de la véracité de la nouvelle que ses amis lui avaient apprise. Ramon avait l'air triste et douloureux, de cette tristesse et cette douleur que seuls peuvent exprimer les hommes qui viennent de perdre la femme qu'ils aimaient le plus au monde.
La veuve Castanos hésita un instant: devait-elle aller consoler le plus jeune de ses enfants ? Elle n'osa pas, car le visage de Ramon exprimait une souffrance qu'elle se sentit incapable d'atténuer. Profondément peinée, elle s'éclipsa.
Justino Tellez se réveilla effrayé par un de ses propres ronflements particulièrement sonore.
- Qui est là ? cria-t-il.
Il bondit hors de son lit et inspecta minutieusement la pièce. Rien, ni personne ; à coup sûr l’œuvre d'un chat, pensa-t-il.
La controverse se prolongea un bon moment sans qu'une conclusion soit entrevue. A 5 heures de l'après-midi le groupe s'était agrandi. Les nouveaux venus adhéraient rapidement à l'un ou l'autre clan et équilibraient les avis favorables ou hostiles au Derringer Davis. La polémique dériva en digressions absurdes sur la corrélation entre la longueur du canon et l'impact du tir, l'effet de la vitesse du vent sur le poids de la balle, la parabole du projectile à courte distance, si bien qu'ils en oubliaient le cœur de l'affaire : tuer un homme et le tuer net.
L'intervention abrupte de Jacinto cloua le bec aux autres. Le Derringer Davis passa au second plan, et tous se concentrèrent sur ce que Jacinto allait proposer à Ramon. Sauf que Jacinto garda pour lui ce qu'il avait à dire : "Que je te montre comment le tuer, parce que si je me contente de l'expliquer, tu ne vas pas comprendre."
Il se réveilla rongé par une nuit de visions. A plusieurs reprises il avait senti Adela respirant près de lui. Il avait ouvert les yeux en sursautant et l'avait clairement vue dans l'obscurité ; les cheveux tirés en arrière, le front dégagé, les yeux clairs, le corps allongé et nu. Adela souriait.(....).Ramon palpait sa peau douce, ses seins paisibles, son ventre timide, l'arc de son torse baigné de sang, la blessure suintante et poisseuse.
Adela était tout pour lui , il ne pouvait pas l'oublier , non , il ne pouvait pas .
Tu as réfléchi à la manière de le tuer ?
Non , répondit Ramon .
Torcuato quitta son siège et se planta devant lui .
Cogite bien , parce que le Gitan , tu ne peux pas le buter comme ça .
La conversation s’interrompit quelques instants. ¨lus personne ne parlait. Torcuato troubla le silence d’une manière inattendue.
- Je parie qu’il 10 h 20.
Tous le regardèrent étonnés.
- J’en mettrais ma main au feu, insista Torcuato.
- Et pourquoi ? demanda Pedro Salgado
Ranulfo ne pouvait plus se rétracter et avouer la mystification dont il était l’auteur. Il devait faire en sorte que s’accomplît le sacrifice du Gitan : c’était sa seule planche de salut.
Il s’assit au bord du matelas. Encore harcelé par tant de cauchemars, il découvrit quelque chose qui l’unissait davantage à Adela : ne intense nostalgie des instants qu’ils n’avaient pas vécus ensemble.