Il était beau. J’étais trop jeune pour apposer sur mon émotion le terme de désir .
Ma mère choisissait ses mots, tissait ses histoires – elle n’inventait rien, elle colportait, elle rapportait, héraut en jupe et corsage, s’en gargarisait avec aplomb. Je gobais tout. Je m’allaitais, m’alimentais à sa voix et à ses contes. J’étais au chaud parmi eux. À treize ans j’avais encore un berceau. J’étais son fils, j’étais à elle. Lorsque j’eus ce que ma mère considérait le début de l’âge de raison, et ce fut vers dix ans, elle commença à m’envoyer, seul, chez l’épicière.
Tu en es, où, dans tes fouilles ? Tu t’es réfugié où ? Dans quelle lâcheté plus ou moins heureuse et que tu t’escrimes à justifier ? Tu veux aller où ? Questions telles des flèches, un lancer tant de fois répété qu’il finit par te bercer.
Il est des jours où je suis à peine certain de ce dont je me souviens. Je me force pourtant à refaçonner un panorama, un sentiment éprouvé à un instant précis. La relation que j’eus avec qui je fus, cet autre si proche de moi, je la lave à fortes eaux. La défiguration n’est jamais complète.
D’une enfance, la mienne, qu’écrire ? Elle est fleuve ou ru, elle fuit de toutes parts, elle se caparaçonne d’arrêts sur image, elle flambe avec juste un fragment de souvenir, elle s’éteint comme un brin de paille. Une ribambelle de clichés et à chacun une porte plus ou moins verrouillée, et parfois un seuil qu’on ne voit pas, tant de grisaille, et tant d’occupations, et tant de fatigue, et tant de bonheurs, et cette grande détresse-là, et ce sésame en est-il un, vraiment ? Qu’a-t-elle à me restituer ? Que peut-elle éclairer de moi, des autres, des paysages traversés ?
Tôt, aux réunions de famille, en vacances, je m’emmerdais, je m’emmerdais à parler, à écouter, je me vivais à côté des autres, différent je ne sais pas, mais pas concerné par eux, ça, c’est sûr. Ce qu’on disait ne m’intéressait pas. Les garçons m’excitaient, mais je ne tombais amoureux que de filles. Je les sublimais sans doute, et m’arrêtais à leur visage.