Arsand Daniel- Un certain mois d'avril à Adana- Flammarion (317 pages- 20€)
Dès la première page , le décor est planté: Adana au printemps, « ville paisible malgré les deux cultures » qui « ricanait,siestait,rêvait,grondait ». Toutefois le conflit couvait « Adana empestait le chrétien » et les indices qui vont ponctuer le récit( « Adana sera rouge, nettoyée de sa racaille ») ajoutent un degré supplémentaire dans l'escalade de l'angoisse, de la terreur et de l'horreur jusqu'aux affrontements, aux massacres et l'incendie: scènes d'exactions violentes et insoutenables, le narrateur ne nous épargnant aucun détails. Par sa façon de raconter l'indicible ( population décimée, dépouillée,caillassée, outragée, maisons mises à sac) l'auteur gifle le lecteur.
On suit les difficultés rencontrées par 3 familles dans leur quotidien, leurs frayeurs, leurs tentatives de fuite. C'est dans une nature lénifiante ( champs de coton, vergers) qu'elles trouvent l'apaisement ou dans la contemplation des cieux: « Des nuages gaufraient la voûte céleste d'un mauve cristallin ». le poète Diran, l'aède d'Adana chante l'amour interdit d'Aghanie et Yusuf dans un poème semblable à « une oriflamme, un diamant », soulignant l'intolérance des fanatiques. Il trouve son inspiration devant la nudité d'Hourig, parmi le frémissement des feuillages, « dans ce tremblement de la beauté ». le jardin des roses offre « un répit »à Vahan grâce au parfum dégagé « qui amollit la peur ». Les sévices (viol,sodomie) endurés par Hovhannès: « Six hommes l'avaient pénétré » sont dignes du gang des barbares. Les rumeurs colportées alimentent la panique. « La Cilicie devient une poudrière ». On croise des êtres tétanisés, en pleine déréliction. le suspense est à son paroxysme quand Yessayi (médecin) traque celui qui l'a trahi:Vahan ( orphelin recueilli par son oncle Atom, le joaillier)avec l'intention de le trucider. L'auteur focalise notre attention sur ce duo dont les liens se métamorphosent. Un épisode hallucinant réunit les deux protagonistes: l'agression de Vahan par une myriade de chats. Qui le délivra? Yessadi, à la « voix si maternelle ».Aussitôt disparu« qu'il lui manquait ,infiniment ».Vahan n'est plus l'ennemi à abattre, mais l'ami à sauver. Yessadi « l'assassin qui a renoncé au meurtre » va s'engager auprès de Toros et combattre aux côtés de Vahan. Revirement spectaculaire. Une mystérieuse attirance les a rapprochés. L'animosité a cédé sa place à l'amitié. Yessadi confie à Vahan la vérité :« Tu m'as trahi mais j'ai continué à t'aimer. Je t'aime , mon ami. Je n'ai pas pu te tuer, à cause de ce sentiment sans pareil » et formule des projets: « être ensemble jusqu'au bout, choisir l'exil ». Ils vont partager la même femme Chenorig. Les voilà unis par des liens indissolubles, prêts pour l'exil, avec toute la famille Papazian. On s'attache « à cette constellation que forment Vahan et Yessadi ».
Le 25 avril,les atrocités innommables se multiplient (mutilations,tabassage,émasculations, pendaisons,viols, lapidations),églises pillées, objets carbonisés, à en donner la nausée, à vous révulser. La pléthore de verbes, de phrases courtes,donne ce rythme syncopé, saccadé traduisant le carnage. de vrais héros, ces courageux et téméraires rescapés, Vahan et Arsinée,en partance pour l'exil,porteurs du « flambeau d'Adana », témoins et dépositaires de cette extermination.
Pour Vahan , le temps n'effacera pas leur amitié. le roman se clôt par une scène émouvante.
Vahan retrouve au cimetière la présence de ceux qu'il a aimés: la voix de Yessayi « fantôme et néanmoins charnel » et celle de Gladys l'invitant à une étreinte.
Daniel Arsand signe un récit polyphonique où se mêlent la voix du narrateur apostrophant le lecteur et celles des protagonistes. Il explique avoir choisi de raconter le génocide arménien en mémoire de son père. Il a confié aux mots le destin tragique et le traumatisme de plusieurs générations. Pour s'assurer de la véracité historique,
Daniel Arsand signale s'être reporté à l'ouvrage de
Zabel Essayan: Dans les ruines (Phébus). Il a su adoucir cette lecture éprouvante, où la barbarie ne connaît plus de limites, en y glissant de la beauté: « Hourig , drapée dans ce châle , en soie crème sur laquelle s'enchevêtraient des roses d'un bleu turquoise, des rémiges d'or, des astres en corolle, des ondulations pourpres, un éden ».De la poésie « De l'or poudroyait sur la plaine », de la sensualité( « peaux emperlées de rosée,voyager en l'autre ne pas se rassasier, le désir pour sa femme ne le quittait plus » , de la douceur( des femmes),de la volupté, de la tendresse(des mères) et de l'amour en mettant en exergue la forte complicité tissée entre deux êtres devenus indissociables .
Écrire pour lutter contre l'oubli.