Dans l’évolution de persona à personne, un changement s’est opéré : pour beaucoup, le nom s’est confondu avec le moi. Puis, personne est devenu sacré. Dès lors, il a été question de droits de la personne, de respect de la personne et, comme si personne désignait l’homme dans sa dignité d’être sensible, le mot s’est mué en concept juridique.
Simone Weil refuse de s’empêtrer dans une notion si vague et si trompeuse, elle qui affirme que « ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel. » Elle s’oppose en tous points à la vision dominante de personne. (…) Elle perçoit bien en quoi la récupération de personne pour en faire le fondement d’un nouvel humanisme est une duperie. (…)
Quant à moi, je suis devant ce mot, cette positivité négative qui désigne tantôt l’identité profonde d’un être dans sa singularité, tantôt la perte de cette singularité dans l’aliénant social. Tout, ou rien. Tantôt l’un, tantôt l’autre. Mon esprit buté pense d’abord qu’il est question de choisir. Je pense à m’inscrire dans le débat, pour fixer personne. Je me sens comme l’esprit captif décrit par Weil. Je lutte. Puis je me souviens : Artichaut traite de création. Uniquement de création. L’incertitude chaotique de personne y est poétique et fertile. Il ne s’agit pas de choisir. Il s’agit de tenter, obstinément et sans espérance, de tout tenir : personne et persona, nom et pronom, vide et plein, en une seule entité. Alors, sans espérance, je me jette contre les parois de ce mot résistant. Et, comme j’ai lu Weil, je rêve qu’au lendemain de la publication de ce numéro, je me réveillerai de l’autre côté du mur.
La nuit est noire. Vous n’y voyez rien. Vous tâtez vos yeux. Ils sont bien ouverts, vous n’en étiez pas sûr. Un pas boiteux s’en vient vers vous. Vous cherchez à tâtons la poignée de votre long couteau ; vous le savez pendu à votre ceinture. Un pas lourd, l’autre traînant, un cliquètement. Ça vient. Vous pensiez arriver au village avant la nuit. Vous auriez dû vous arrêter à l’auberge de voyageurs où l’on vous a servi de ce vin noir que saigne la région. Un pas lourd, l’autre traînant. Vous avez continué votre route, vos jambes n’étaient pas fatiguées. Mais le jour si. Il s’est couché plus tôt que vous ne l’attendiez et vous vous êtes perdu dans cette nuit noire. Un cliquètement, un pas lourd. Vous serrez la poignée de votre long couteau. Une respiration sifflante et proche de vous. Vous tendez l’oreille, plus rien. Une brise légère chargée de sève nouvelle caresse l’herbe rare et la poussière de la route. Une voix sur votre gauche, vieillarde. (Vanya Chokrollahi, « Le Sorgueur égaré »)
Le lendemain matin, comme chaque matin, j’ai chaussé mes bottes en caoutchouc, j’ai poussé le coffre qui recouvrait la trappe, je l’ai ouverte et je suis descendu à la cave. J’allais vérifier le niveau de l’eau, comme chaque jour. C’était un moment désagréable, alors je commençais toujours par cela. J’ai dit plus haut que j’étais seul au milieu de l’eau. C’est inexact, il y avait un autre habitant dans la maison. Depuis le premier jour de la Dérive, un crocodile habitait la cave, et même si je le tenais en respect, je ne lui accordais pas toute ma confiance. (Yacine Majidate, « Le Carré flottant »)
Ici, sur la grève
Je trace des lignes
Je sais tracer des lignes
L’espoir est nu dans mes yeux pâles
Et je regarde le monde tourner
Sur le sable
Je trace des lignes
Je sais tracer des lignes
(Raphaël Sarlin-Joly,« Révélant sur la Grève Quelques Corps immobiles »)
Si je prononce mon prénom à voix haute, comme ça, pour l’examiner ; si je répète l’opération suffisamment de fois, ce mot censé me résumer, faire de moi une entité désignable et reconnaissable pour le monde, ce mot ne m’appartient plus. Il suffit de quelques répétitions pour qu’il rejoigne la foule des mots qui ne sont pas moi, pour qu’il se détache de mon corps et vienne se prêter, complaisamment, à ma petite expérience. (Anne-Charlotte Husson, « Nom féminin »