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Critique de Dorian_Brumerive


Alfred Assollant est l'un des talents littéraires les plus injustement oubliés de la deuxième moitié du XIXème siècle. Cet ancien professeur d'histoire au caractère bien trempé fut particulièrement choqué par le coup d'état du 2 décembre 1851, fomenté par le président de la République, Louis Napoléon Bonaparte, qui se sacra empereur sous le nom de Napoléon III.
En réaction, le jeune professeur chargea ses cours d'histoire d'un militantisme républicain qui fut allègrement dénoncé, et qui valut à Alfred Assollant les pires ennuis avec le rectorat. Finalement renvoyé, il décida de s'exiler aux États-Unis, mais après quelques années à y vivre, il en revint fortement déçu en 1858, et contant son expérience à travers trois longues nouvelles publiées dans la presse, sous le titre « Scènes de la Vie des États-Unis », qui connurent un certain succès et furent par la suite éditées en volume. La carrière littéraire d'Alfred Assollant était lancée.
Pour autant, un auteur républicain rencontrait bien de l'hostilité dans un milieu éditorial qui était alors florissant, grâce à la réorganisation du colportage de livres voulue par Napoléon III. de ce fait, Alfred Assollant ne semble pas s'être fait beaucoup d'amis. L'homme était apparemment très solitaire même si ça ne l'a pas empêché de publier abondamment, d'abord pour les éditions Hachette durant le Second Empire, puis chez l'éditeur populaire Dentu, sous la II7me République. Néanmoins, la majeure partie de son oeuvre est encore injustement méconnue.
Cette oeuvre, principalement composée de romans historiques et d'essais politiques, ne connût jamais un très grand succès commercial. Pour en compenser le manque à gagner, Alfred Assollant signa pour son éditeur, qui publiait - déjà ! - beaucoup de livres pour la jeunesse, des romans pour enfants et pré-adolescents qui se vendaient déjà bien mieux, sans doute parce que les parents qui achetaient ces volumes pour l'offrir à leurs enfants n'y regardaient pas de trop près.  
Conteur talentueux, Alfred Assollant était loin de laisser au placard ses idées républicaines. Comme son prédécesseur Louis Desnoyers, auteur des « Mésaventures de Jean-Paul Choppart » (1834), Alfred Assollant avait compris l'importance de la littérature enfantine pour transmettre, sans en avoir l'air, des idées progressistes, démocratiques et humanistes, destinées à former une génération aspirant au changement et à l'équité sociale.
Alfred Assollant y parvint enfin en 1867, avec l'énorme succès des « Aventures du Capitaine Corcoran », volume imposant de près de 500 pages, racontant l'histoire mouvementée et fascinante d'un aventurier breton et de sa tigresse domestiquée venant en Inde pour y combattre les colons anglais. « Les Aventures du Capitaine Corcoran » fut publié en deux volumes illustrés dans la Bibliothèque Rose. Cela a certainement beaucoup joué dans l'immense succès critique et commercial de ce roman, même si une partie du lectorat, habituée à confier à leurs enfants des ouvrages pédagogiques moraux et chrétiens signés par des vieilles filles acariâtres, exprimèrent leur désapprobation face à une oeuvre qui était, en sus de son républicanisme et de son anticolonialisme manifeste, particulièrement violente et sanguinaire.
Pourtant, si le public découvrait en 1867 l'insolent Assollant, celui-ci n'en était pas à son coup d'essai. Son style, son humour caustique et ses idées étaient déjà présents en filigrane dans « Histoire Fantastique du Célèbre Pierrot » (1860), son tout premier livre pour la jeunesse, qui n'a connu à ce jour que trois éditions : la première chez Michel Lévy, une édition de luxe illustrée par Yan' D'Argent en 1865, et une dernière édition chez Delagrave, non illustrée, en 1885.
Ce récit chevaleresque est curieusement situé en Chine, bien que, comme on va le voir, absolument rien d'asiatique n'y transparaît, pas même le nom des personnages principaux; et même, pour tout dire, cette aventure médiévale semble largement plus s'inspirer de légendes nordiques, puisque on y croise des sortes de trolls géants. On peut s'interroger sans fin sur cette "chinoiserie" très approximative d'une intrigue qui aurait parfaitement pu être située dans la France du Moyen-Âge. L'hypothèse la plus probable, c'est que comme le récit était déjà particulièrement violent et sanguinaire, l'auteur s'est caché derrière la réputation qu'avait alors la Chine d'avoir été dans son histoire une civilisation barbare, qui pratiquait la torture, le massacre, et des exécutions d'une grande cruauté.
En dehors de cela, on ne trouvera rien ici d'authentiquement chinois, puisque l'action se déroule entre des personnages parlant tous français, étant tous chrétiens, au point même que l'on fait un détour final par l'Enfer, et que le courageux héros affronte Belzébuth lui-même, qui n'était pas très connu en Chine en ce temps-là.
La véritable influence de ce roman est à chercher plus près : chez François Rabelais, et surtout dans la crudité visuelle qu'y donna Gustave Doré, dans sa première édition illustrée de 1854. C'est là qu'Alfred Assollant est allé chercher son inspiration. D'abord, parce que lui-même prétend qu'il a traduit cette « Histoire Fantastique du Célèbre Pierrot » d'un très ancien conte sogdien (ancien langage parlé en Iran) écrit par le magicien Alcofribas. Or, cet Alcofribas se réfère implicitement au pseudonyme anagrammé Alcofribas Nasier, sous lequel François Rabelais avait publié « Pantagruel » et « Gargantua ». de plus, dans l'édition de luxe, l'illustrateur Yan' D'Argent s'inspire très clairement du style graphique post-médiéval de Gustave Doré.
En effet, Alfred Assollant n'en fait pas mystère, l'ombre de François Rabelais plane sur ce récit délirant, frénétique et joyeusement féroce, qui représente encore aujourd'hui l'une des oeuvres les plus déconcertantes de la littérature enfantine. Mais Rabelais n'est pas venu seul dans ces pages. Commençons néanmoins par le commencement...
Il était une fois un jeune garçon nommé Pierrot, né dans les Ardennes, d'une famille de meuniers, et sur lequel veilla sa marraine la fée Aurore, qui non seulement s'était penchée sur son berceau, mais ne l'a jamais quitté un instant, lui enseignant la force, le courage, l'honnêteté et le sens de la justice.
Parvenu à l'âge de dix-huit ans, le jeune Pierrot décide de faire carrière dans l'armée, et de devenir un grand conquérant. Ses parents, qui espéraient que leur enfant poursuive l'exploitation de leur moulin, sont dévastés. La fée Aurore est aussi chagrinée des ambitions guerrières de son filleul, mais fidèle parmi les fidèles, elle va l'accompagner durant toute son aventure belliqueuse, lui ouvrant la voie et le dotant d'une force herculéenne. Seulement, la fée Aurore est aussi la voix de la sagesse, et donc fatalement de la désillusion. Donner les pleins pouvoirs à Pierrot, c'est selon elle, d'abord lui fournir l'occasion d'en mesurer les limites.
Comme il n'y a pas de guerre en France où Pierrot puisse briller par ses talents, le jeune homme marche droit devant lui à la recherche d'une garnison à rejoindre. Durant une nuit, la fée Aurore profite de son sommeil pour le transporter magiquement jusqu'en Chine, où il se réveille à côté du Fleuve Jaune. La raison de ce transfert en Chine ne sera jamais expliquée.
Rapidement, Pierrot est amené à rencontre le roi de Chine, dénommé Vantripan. Comme souvent chez Assollant, le roi est un mégalomane imbu de lui-même, cruel envers les faibles, lâche envers les puissants, prompt à trahir ses ennemis comme ses amis. Malheureusement pour Pierrot, qui se lasse pourtant très vite de la cour de ce monarque indigne, Vantripan a une fille, la princesse Bandoline, dont Pierrot tombe instantanément amoureux. Dans le désir de s'attirer les grâces de la princesse, il s'efforce de briller par des actions d'éclat, au grand dam du frère aîné de la princesse, le prince Horribilis, être vil, paresseux et précocement corrompu, qui prend aussitôt Pierrot en grippe.
Le hasard va néanmoins servir notre courageux héros en manque d'exploits : Pantafilando, le roi des Tartares, s'invite au château de Vantripan pour demander la main de Bandoline, ou plus exactement pour l'exiger formellement. Il faut dire que dans ce roman, les Tartares n'ont rien à voir avec les populations turco-mongoles d'Asie Centrale que nous connaissons. C'est une race de géants, culminant à plusieurs mètres de haut, et dotés d'une puissance et d'une férocité que les Chinois ne peuvent contrer. Aussi, la diplomatie entre la Chine et les Tartares se résume-t-elle, pour le roi de Chine, à obéir à tout ce que veulent les Tartares, tout en prétendant simplement partager leurs vues en toute chose.
Sauf que Pierrot, jaloux, ne l'entend pas de cette oreille, il défie Pantafilando, le blesse, puis saisissant la princesse évanouie, s'enfuit avec elle en plongeant depuis une fenêtre dans le Fleuve Jaune. Parvenus à l'autre rive, Bandoline et Pierrot rejoignent la garnison d'un cousin du roi Vantripan, Barakhan, auquel ils demandent de rassembler son armée et de marcher sur les Tartares pour délivrer le roi Vantripan de Pantafilando, qui s'est certainement emparé du trône.
Barakhan accepte, mais avant tout, il estime que puisque Vantripan a été mis à bas de son trône, lui-même devient le nouveau roi, et avant toute chose, il décide d'épouser Bandoline, contre l'avis de cette dernière. À nouveau, Pierrot voit rouge, et Barakhan, furieux, ordonne à ces hommes de le tuer, mais doté de sa force magique, Pierrot massacre une partie des 6000 soldats qui tentent de le tuer et, se saisissant de Barakhan, il l'envoie tourbillonner dans les airs à des centaines de mètres dans le ciel. Sans surprise, la chute qui en résulte met fin à la vie et aux ambitions de Barakhan.
Aidé des soldats survivants, Pierrot retourne au château de Vantripan et parvient à massacrer la plupart des Tartares, ainsi que son chef Pantafilando. Mais celui-ci est tout de même parvenu à blesser l'invincible Pierrot, dont une oreille a été tranchée et pends en un lambeau sanguinolent. Quand Bandoline s'élance vers lui pour féliciter son héros, elle ressent une nausée en voyant l'oreille pendante, et rejette Pierrot avec dégoût.
Cette romance contrariée est assez surprenante dans un livre pour enfants, d'autant plus que le conteur ne cache pas que, au-delà du caractère imbu et méprisant de Bandoline, l'amour même de Pierrot envers la princesse est conditionné par le prestige de son range et par ses tenues clinquantes, sans toutefois qu'il en soit conscient. Il y a là un étonnant message pédagogique qui enseigne à ses jeunes lecteurs que l'amour peut parfois n'être qu'une illusion.
Nommé grand connétable par le roi Vantripan, Pierrot commence alors une carrière diplomatique qui l'ennuie d'autant plus qu'il réalise que, même à l'intérieur des villes de Chine, des mandarins usent et abusent de leur autorité pour faire empaler des citoyens sous le moindre prétexte. Petit à petit, le noble et pur Pierrot découvre la réalité de la nature humaine. Même les opprimés auxquels il vient en aide ne songent ensuite qu'à devenir à leur tour des oppresseurs.
C'est alors qu'en prenant un peu de repos dans la clairière d'une forêt en compagnie de sa marraine, il aperçoit une jeune fille poursuivie par un tigre. Courageusement, il se jette sur le tigre, et le tue rapidement. La jeune fille révèle alors qu'elle se nomme Rosine, qu'elle a 14 ans et qu'elle habite seule avec sa mère dans une petite fermette des environs. Toutes deux vivent pauvrement des fruits et légumes de leurs jardins, qu'elles n'hésitent cependant pas à partager avec Pierrot et sa marraine pour les remercier de leur intervention.
En contemplant la vie paisible et modeste de ces deux femmes, isolées loin du monde et de ses turpitudes, Pierrot ressent pour la première fois la nostalgie du moulin de son père, et se découvre aussi pour Rosine un amour simple, sincère, pur, envers une jeune fille à la figure d'ange, qui le regarde avec admiration et reconnaissance.
Pierrot resterait bien là, à finir ses jours, mais hélas, les Tartares se sont trouvé un nouveau roi, le redoutable Kabardantès, qui a lancé vingt mille soldats géants à l'assaut du château du roi Vantripan, lequel n'a plus un poil de sec. Une lutte titanesque va alors s'engager de part et d'autre de la Grande Muraille de Chine, entre l'armée de Vantripan, menée par Pierrot, et les troupes déchaînées du gigantesque Kabardantès, une lutte dont évidemment Pierrot sortira largement vainqueur, après avoir tué, presque à lui seul, la majorité des vingt mille géants.
Plébiscité comme chef par les Tartares survivants (lâches et soumis aux plus forts comme tous les peuples), Pierrot décline l'offre et conseille aux Tartares de fonder une République. Mais l'idée même d'un régime démocratique fait peur à ces géants, qui finalement décident de conserver une "monarchie" et de mettre sur le trône un "empereur" : l'allusion à Napoléon III est ici particulièrement directe.
Il reste à Pierrot une dernière épreuve à subir : le prince Horribilis, renseigné par de nombreux espions, apprend l'existence de Rosine et de sa mère, les fait enlever, ordonne que l'on rase leur maison et leur jardin, puis envoie les deux femmes à la maison de Belzébuth, le prince des démons, située à l'antichambre des Enfers, où elles serviront d'entrée au maître des lieux qui, lassé de manger des financiers véreux et des marquises poudrées, compte bien se pourlécher de ces deux filles du peuple, vaillantes et travailleuses.
Une terrible lutte s'annonce que, là aussi, après bien des évènements, Pierrot remporte grâce à un anneau magique confié par la fée Aurore, qui lui permet d'enfermer le redoutable Belzébuth dans la pierre même de son château.
Après quoi, déposant définitivement les armes, Pierrot, qui s'est bien assagi en quelques mois, rentre au moulin ardennais de ses parents, en compagnie de la douce Rosine et de sa mère, avec lesquelles il mènera une belle et bonne vie familiale pour faire tourner le moulin, tandis que tout autour, la petite Rosine, fort symboliquement, recommence à noveau à « cultiver son jardin », comme jadis le Candide de Voltaire le recommandait.
« Histoire Fantastique du Célèbre Pierrot » est donc un conte initiatique à la fois rabelaisien et voltairien qui, par delà son caractère excessif et sa violence quasi-ininterrompue, - quoique relevant d'un genre burlesque que l'on retrouvera un siècle plus tard dans la bande dessinée et le dessin animé -, se veut une profonde et réaliste leçon de vie, amenant les enfants à mesurer l'inanité, la candeur et la prétention de leurs rêves; insistant à la fois sur le peu de choses, en réalité, dont nous avons besoin pour être heureux, sur la sottise des illusions auxquelles beaucoup s'accrochent, et sur une perception totalement misanthrope de la nature humaine, particulièrement quand elle s'abandonne à la cruauté, à la soif de pouvoir, à la jalousie et à l'orgueil démesuré.
Cette philosophie très terre-à-terre, bien que pleine de bon sens, nous choque bien plus aujourd'hui, dans un récit pour enfants, qu'elle n'a choqué à l'époque, car la littérature enfantine, jusqu'au XXème siècle, était volontiers âpre et cherchait à instruire l'enfant sur les difficultés de l'existence. Ce qui est plus surprenant, c'est plutôt ce caractère misanthrope, teinté d'une légère amertume, où perce néanmoins l'idéalisme politique d'Alfred Assollant, assez ouvertement athée et anticlérical, Dieu apparaissant finalement dans ce récit comme une entité positive mais absente, tandis que Belzébuth est bel et bien présent, et qu'il a faim de nos faiblesses. 
Plus d'un siècle et demi plus tard, « Histoire Fantastique du Célèbre Pierrot » demeure un roman unique en son genre, extraordinairement imaginatif, d'une surprenante modernité, et qui, s'il ne fera certes plus rêver les enfants de ce siècle, parlera avec bonheur à tous ceux ont gardé leur âme d'enfant en devenant des adultes, et qui percevront, bien plus sans doute que ses jeunes lecteurs d'origine, tout ce que ce touchant ouvrage porte en lui comme précieux enseignement philosophique.
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