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Yan' Dargent (Illustrateur)
349 pages
Boivin & Cie, Editeurs (14/01/1865)
5/5   1 notes
Résumé :
Première édition non illustrée : 1860, chez Michel Lévy.
Première édition de luxe, illustrée par Yan' Dargent : 1865, chez Boivin & Compagnie, Editeurs.
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Alfred Assollant est l'un des talents littéraires les plus injustement oubliés de la deuxième moitié du XIXème siècle. Cet ancien professeur d'histoire au caractère bien trempé fut particulièrement choqué par le coup d'état du 2 décembre 1851, fomenté par le président de la République, Louis Napoléon Bonaparte, qui se sacra empereur sous le nom de Napoléon III.
En réaction, le jeune professeur chargea ses cours d'histoire d'un militantisme républicain qui fut allègrement dénoncé, et qui valut à Alfred Assollant les pires ennuis avec le rectorat. Finalement renvoyé, il décida de s'exiler aux États-Unis, mais après quelques années à y vivre, il en revint fortement déçu en 1858, et contant son expérience à travers trois longues nouvelles publiées dans la presse, sous le titre « Scènes de la Vie des États-Unis », qui connurent un certain succès et furent par la suite éditées en volume. La carrière littéraire d'Alfred Assollant était lancée.
Pour autant, un auteur républicain rencontrait bien de l'hostilité dans un milieu éditorial qui était alors florissant, grâce à la réorganisation du colportage de livres voulue par Napoléon III. de ce fait, Alfred Assollant ne semble pas s'être fait beaucoup d'amis. L'homme était apparemment très solitaire même si ça ne l'a pas empêché de publier abondamment, d'abord pour les éditions Hachette durant le Second Empire, puis chez l'éditeur populaire Dentu, sous la II7me République. Néanmoins, la majeure partie de son oeuvre est encore injustement méconnue.
Cette oeuvre, principalement composée de romans historiques et d'essais politiques, ne connût jamais un très grand succès commercial. Pour en compenser le manque à gagner, Alfred Assollant signa pour son éditeur, qui publiait - déjà ! - beaucoup de livres pour la jeunesse, des romans pour enfants et pré-adolescents qui se vendaient déjà bien mieux, sans doute parce que les parents qui achetaient ces volumes pour l'offrir à leurs enfants n'y regardaient pas de trop près.  
Conteur talentueux, Alfred Assollant était loin de laisser au placard ses idées républicaines. Comme son prédécesseur Louis Desnoyers, auteur des « Mésaventures de Jean-Paul Choppart » (1834), Alfred Assollant avait compris l'importance de la littérature enfantine pour transmettre, sans en avoir l'air, des idées progressistes, démocratiques et humanistes, destinées à former une génération aspirant au changement et à l'équité sociale.
Alfred Assollant y parvint enfin en 1867, avec l'énorme succès des « Aventures du Capitaine Corcoran », volume imposant de près de 500 pages, racontant l'histoire mouvementée et fascinante d'un aventurier breton et de sa tigresse domestiquée venant en Inde pour y combattre les colons anglais. « Les Aventures du Capitaine Corcoran » fut publié en deux volumes illustrés dans la Bibliothèque Rose. Cela a certainement beaucoup joué dans l'immense succès critique et commercial de ce roman, même si une partie du lectorat, habituée à confier à leurs enfants des ouvrages pédagogiques moraux et chrétiens signés par des vieilles filles acariâtres, exprimèrent leur désapprobation face à une oeuvre qui était, en sus de son républicanisme et de son anticolonialisme manifeste, particulièrement violente et sanguinaire.
Pourtant, si le public découvrait en 1867 l'insolent Assollant, celui-ci n'en était pas à son coup d'essai. Son style, son humour caustique et ses idées étaient déjà présents en filigrane dans « Histoire Fantastique du Célèbre Pierrot » (1860), son tout premier livre pour la jeunesse, qui n'a connu à ce jour que trois éditions : la première chez Michel Lévy, une édition de luxe illustrée par Yan' D'Argent en 1865, et une dernière édition chez Delagrave, non illustrée, en 1885.
Ce récit chevaleresque est curieusement situé en Chine, bien que, comme on va le voir, absolument rien d'asiatique n'y transparaît, pas même le nom des personnages principaux; et même, pour tout dire, cette aventure médiévale semble largement plus s'inspirer de légendes nordiques, puisque on y croise des sortes de trolls géants. On peut s'interroger sans fin sur cette "chinoiserie" très approximative d'une intrigue qui aurait parfaitement pu être située dans la France du Moyen-Âge. L'hypothèse la plus probable, c'est que comme le récit était déjà particulièrement violent et sanguinaire, l'auteur s'est caché derrière la réputation qu'avait alors la Chine d'avoir été dans son histoire une civilisation barbare, qui pratiquait la torture, le massacre, et des exécutions d'une grande cruauté.
En dehors de cela, on ne trouvera rien ici d'authentiquement chinois, puisque l'action se déroule entre des personnages parlant tous français, étant tous chrétiens, au point même que l'on fait un détour final par l'Enfer, et que le courageux héros affronte Belzébuth lui-même, qui n'était pas très connu en Chine en ce temps-là.
La véritable influence de ce roman est à chercher plus près : chez François Rabelais, et surtout dans la crudité visuelle qu'y donna Gustave Doré, dans sa première édition illustrée de 1854. C'est là qu'Alfred Assollant est allé chercher son inspiration. D'abord, parce que lui-même prétend qu'il a traduit cette « Histoire Fantastique du Célèbre Pierrot » d'un très ancien conte sogdien (ancien langage parlé en Iran) écrit par le magicien Alcofribas. Or, cet Alcofribas se réfère implicitement au pseudonyme anagrammé Alcofribas Nasier, sous lequel François Rabelais avait publié « Pantagruel » et « Gargantua ». de plus, dans l'édition de luxe, l'illustrateur Yan' D'Argent s'inspire très clairement du style graphique post-médiéval de Gustave Doré.
En effet, Alfred Assollant n'en fait pas mystère, l'ombre de François Rabelais plane sur ce récit délirant, frénétique et joyeusement féroce, qui représente encore aujourd'hui l'une des oeuvres les plus déconcertantes de la littérature enfantine. Mais Rabelais n'est pas venu seul dans ces pages. Commençons néanmoins par le commencement...
Il était une fois un jeune garçon nommé Pierrot, né dans les Ardennes, d'une famille de meuniers, et sur lequel veilla sa marraine la fée Aurore, qui non seulement s'était penchée sur son berceau, mais ne l'a jamais quitté un instant, lui enseignant la force, le courage, l'honnêteté et le sens de la justice.
Parvenu à l'âge de dix-huit ans, le jeune Pierrot décide de faire carrière dans l'armée, et de devenir un grand conquérant. Ses parents, qui espéraient que leur enfant poursuive l'exploitation de leur moulin, sont dévastés. La fée Aurore est aussi chagrinée des ambitions guerrières de son filleul, mais fidèle parmi les fidèles, elle va l'accompagner durant toute son aventure belliqueuse, lui ouvrant la voie et le dotant d'une force herculéenne. Seulement, la fée Aurore est aussi la voix de la sagesse, et donc fatalement de la désillusion. Donner les pleins pouvoirs à Pierrot, c'est selon elle, d'abord lui fournir l'occasion d'en mesurer les limites.
Comme il n'y a pas de guerre en France où Pierrot puisse briller par ses talents, le jeune homme marche droit devant lui à la recherche d'une garnison à rejoindre. Durant une nuit, la fée Aurore profite de son sommeil pour le transporter magiquement jusqu'en Chine, où il se réveille à côté du Fleuve Jaune. La raison de ce transfert en Chine ne sera jamais expliquée.
Rapidement, Pierrot est amené à rencontre le roi de Chine, dénommé Vantripan. Comme souvent chez Assollant, le roi est un mégalomane imbu de lui-même, cruel envers les faibles, lâche envers les puissants, prompt à trahir ses ennemis comme ses amis. Malheureusement pour Pierrot, qui se lasse pourtant très vite de la cour de ce monarque indigne, Vantripan a une fille, la princesse Bandoline, dont Pierrot tombe instantanément amoureux. Dans le désir de s'attirer les grâces de la princesse, il s'efforce de briller par des actions d'éclat, au grand dam du frère aîné de la princesse, le prince Horribilis, être vil, paresseux et précocement corrompu, qui prend aussitôt Pierrot en grippe.
Le hasard va néanmoins servir notre courageux héros en manque d'exploits : Pantafilando, le roi des Tartares, s'invite au château de Vantripan pour demander la main de Bandoline, ou plus exactement pour l'exiger formellement. Il faut dire que dans ce roman, les Tartares n'ont rien à voir avec les populations turco-mongoles d'Asie Centrale que nous connaissons. C'est une race de géants, culminant à plusieurs mètres de haut, et dotés d'une puissance et d'une férocité que les Chinois ne peuvent contrer. Aussi, la diplomatie entre la Chine et les Tartares se résume-t-elle, pour le roi de Chine, à obéir à tout ce que veulent les Tartares, tout en prétendant simplement partager leurs vues en toute chose.
Sauf que Pierrot, jaloux, ne l'entend pas de cette oreille, il défie Pantafilando, le blesse, puis saisissant la princesse évanouie, s'enfuit avec elle en plongeant depuis une fenêtre dans le Fleuve Jaune. Parvenus à l'autre rive, Bandoline et Pierrot rejoignent la garnison d'un cousin du roi Vantripan, Barakhan, auquel ils demandent de rassembler son armée et de marcher sur les Tartares pour délivrer le roi Vantripan de Pantafilando, qui s'est certainement emparé du trône.
Barakhan accepte, mais avant tout, il estime que puisque Vantripan a été mis à bas de son trône, lui-même devient le nouveau roi, et avant toute chose, il décide d'épouser Bandoline, contre l'avis de cette dernière. À nouveau, Pierrot voit rouge, et Barakhan, furieux, ordonne à ces hommes de le tuer, mais doté de sa force magique, Pierrot massacre une partie des 6000 soldats qui tentent de le tuer et, se saisissant de Barakhan, il l'envoie tourbillonner dans les airs à des centaines de mètres dans le ciel. Sans surprise, la chute qui en résulte met fin à la vie et aux ambitions de Barakhan.
Aidé des soldats survivants, Pierrot retourne au château de Vantripan et parvient à massacrer la plupart des Tartares, ainsi que son chef Pantafilando. Mais celui-ci est tout de même parvenu à blesser l'invincible Pierrot, dont une oreille a été tranchée et pends en un lambeau sanguinolent. Quand Bandoline s'élance vers lui pour féliciter son héros, elle ressent une nausée en voyant l'oreille pendante, et rejette Pierrot avec dégoût.
Cette romance contrariée est assez surprenante dans un livre pour enfants, d'autant plus que le conteur ne cache pas que, au-delà du caractère imbu et méprisant de Bandoline, l'amour même de Pierrot envers la princesse est conditionné par le prestige de son range et par ses tenues clinquantes, sans toutefois qu'il en soit conscient. Il y a là un étonnant message pédagogique qui enseigne à ses jeunes lecteurs que l'amour peut parfois n'être qu'une illusion.
Nommé grand connétable par le roi Vantripan, Pierrot commence alors une carrière diplomatique qui l'ennuie d'autant plus qu'il réalise que, même à l'intérieur des villes de Chine, des mandarins usent et abusent de leur autorité pour faire empaler des citoyens sous le moindre prétexte. Petit à petit, le noble et pur Pierrot découvre la réalité de la nature humaine. Même les opprimés auxquels il vient en aide ne songent ensuite qu'à devenir à leur tour des oppresseurs.
C'est alors qu'en prenant un peu de repos dans la clairière d'une forêt en compagnie de sa marraine, il aperçoit une jeune fille poursuivie par un tigre. Courageusement, il se jette sur le tigre, et le tue rapidement. La jeune fille révèle alors qu'elle se nomme Rosine, qu'elle a 14 ans et qu'elle habite seule avec sa mère dans une petite fermette des environs. Toutes deux vivent pauvrement des fruits et légumes de leurs jardins, qu'elles n'hésitent cependant pas à partager avec Pierrot et sa marraine pour les remercier de leur intervention.
En contemplant la vie paisible et modeste de ces deux femmes, isolées loin du monde et de ses turpitudes, Pierrot ressent pour la première fois la nostalgie du moulin de son père, et se découvre aussi pour Rosine un amour simple, sincère, pur, envers une jeune fille à la figure d'ange, qui le regarde avec admiration et reconnaissance.
Pierrot resterait bien là, à finir ses jours, mais hélas, les Tartares se sont trouvé un nouveau roi, le redoutable Kabardantès, qui a lancé vingt mille soldats géants à l'assaut du château du roi Vantripan, lequel n'a plus un poil de sec. Une lutte titanesque va alors s'engager de part et d'autre de la Grande Muraille de Chine, entre l'armée de Vantripan, menée par Pierrot, et les troupes déchaînées du gigantesque Kabardantès, une lutte dont évidemment Pierrot sortira largement vainqueur, après avoir tué, presque à lui seul, la majorité des vingt mille géants.
Plébiscité comme chef par les Tartares survivants (lâches et soumis aux plus forts comme tous les peuples), Pierrot décline l'offre et conseille aux Tartares de fonder une République. Mais l'idée même d'un régime démocratique fait peur à ces géants, qui finalement décident de conserver une "monarchie" et de mettre sur le trône un "empereur" : l'allusion à Napoléon III est ici particulièrement directe.
Il reste à Pierrot une dernière épreuve à subir : le prince Horribilis, renseigné par de nombreux espions, apprend l'existence de Rosine et de sa mère, les fait enlever, ordonne que l'on rase leur maison et leur jardin, puis envoie les deux femmes à la maison de Belzébuth, le prince des démons, située à l'antichambre des Enfers, où elles serviront d'entrée au maître des lieux qui, lassé de manger des financiers véreux et des marquises poudrées, compte bien se pourlécher de ces deux filles du peuple, vaillantes et travailleuses.
Une terrible lutte s'annonce que, là aussi, après bien des évènements, Pierrot remporte grâce à un anneau magique confié par la fée Aurore, qui lui permet d'enfermer le redoutable Belzébuth dans la pierre même de son château.
Après quoi, déposant définitivement les armes, Pierrot, qui s'est bien assagi en quelques mois, rentre au moulin ardennais de ses parents, en compagnie de la douce Rosine et de sa mère, avec lesquelles il mènera une belle et bonne vie familiale pour faire tourner le moulin, tandis que tout autour, la petite Rosine, fort symboliquement, recommence à noveau à « cultiver son jardin », comme jadis le Candide de Voltaire le recommandait.
« Histoire Fantastique du Célèbre Pierrot » est donc un conte initiatique à la fois rabelaisien et voltairien qui, par delà son caractère excessif et sa violence quasi-ininterrompue, - quoique relevant d'un genre burlesque que l'on retrouvera un siècle plus tard dans la bande dessinée et le dessin animé -, se veut une profonde et réaliste leçon de vie, amenant les enfants à mesurer l'inanité, la candeur et la prétention de leurs rêves; insistant à la fois sur le peu de choses, en réalité, dont nous avons besoin pour être heureux, sur la sottise des illusions auxquelles beaucoup s'accrochent, et sur une perception totalement misanthrope de la nature humaine, particulièrement quand elle s'abandonne à la cruauté, à la soif de pouvoir, à la jalousie et à l'orgueil démesuré.
Cette philosophie très terre-à-terre, bien que pleine de bon sens, nous choque bien plus aujourd'hui, dans un récit pour enfants, qu'elle n'a choqué à l'époque, car la littérature enfantine, jusqu'au XXème siècle, était volontiers âpre et cherchait à instruire l'enfant sur les difficultés de l'existence. Ce qui est plus surprenant, c'est plutôt ce caractère misanthrope, teinté d'une légère amertume, où perce néanmoins l'idéalisme politique d'Alfred Assollant, assez ouvertement athée et anticlérical, Dieu apparaissant finalement dans ce récit comme une entité positive mais absente, tandis que Belzébuth est bel et bien présent, et qu'il a faim de nos faiblesses. 
Plus d'un siècle et demi plus tard, « Histoire Fantastique du Célèbre Pierrot » demeure un roman unique en son genre, extraordinairement imaginatif, d'une surprenante modernité, et qui, s'il ne fera certes plus rêver les enfants de ce siècle, parlera avec bonheur à tous ceux ont gardé leur âme d'enfant en devenant des adultes, et qui percevront, bien plus sans doute que ses jeunes lecteurs d'origine, tout ce que ce touchant ouvrage porte en lui comme précieux enseignement philosophique.
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Le géant s'agenouilla et voulut baiser la main de sa fiancée: mais celle-ci, effrayée de se voir unie à un pareil homme, ne put s'empêcher de se cacher le visage dans les mains en pleurant.
- Ne faites la prude ni la mijaurée, s'écria Pantafilando, ou, par le ciel, je...
- Que feras-tu ? dit Pierrot d'un ton qui attira sur lui l'attention générale.
Jusqu'ici notre ami avait gardé un silence prudent. Au fond, il se souciait fort peu que Vantripan ou Pantafilando régnât sur la Chine. "Que me font leurs affaires ?" pensait-il. "Vantripan m'a nommé capitaine des gardes, et je suis prêt à me battre pour lui, s'il m'en donne le signal; mais s'il ne réclame pas mes secours, s'il se laisse détrôner, s'il aime mieux la paix que la guerre, est-ce à moi de me faire estropier pour lui ? Si les Chinois supportent les Tartares, est-ce à moi de les trouver insupportables ?"
Ces réflexions lui firent garder la neutralité jusqu'au moment où il vit pleurer la belle Bandoline. C'est ici le lieu de vous avouer une faiblesse de Pierrot.
Il était amoureux de la princesse. J'en suis bien fâché, car Pierrot n'etait qu'un paysan, et si l'on voit des rois épouser des bergères, on vit rarement des reines épouser des bergers. L'amour ne raisonne pas, et Pierrot passait toutes les nuits où il n'était pas de garde à veiller sous les fenêtres de la trop adorée Bandoline. Il l'aimait parce qu'elle était belle, et aussi, sans qu'il s'en rendit compte, parce qu'elle était fille de roi et qu'elle avait de magnifiques robes.
Pierrot disait :
- Je suis capitaine, je serai général, je vaincrai l'ennemi, je conquerrai un royaume, et je l'offrirai à la belle Bandoline avec ma main.
Il ne parla cependant pas de son projet à sa marraine, confidente ordinaire de ses pensées, mais elle le devina.
- Le papillon va se brûler les ailes à la chandelle, dit-elle; tant pis pour lui ! L'homme ne devient sage qu'à ses dépens. Ce n'est pas moi qui ai fait la loi, mais je ne veux pas l'aider à la violer.
L'amoureux Pierrot fut donc saisi d'indignation, en voyant cette princesse adorée sur le point de passer aux mains du géant. Dans un premier mouvement dont il ne fut pas maître, il tira son sabre. Pantafilando fut d'abord si étonné, qu'il ne trouva pas un mot à dire. Puis la colère et le sang lui montèrent au visage avec tant de force qu'il faillit succomber à une attaque d'apoplexie. Son front se plissa et ses yeux terribles lancèrent des éclairs. Tous les assistants frémirent; seul, l'indomptable Pierrot ne fut pas ébranlé. La princesse jeta sur lui un regard où se peignaient la reconnaissance et la frayeur de le voir succomber dans un combat inégal. Ce regard éleva jusqu'au ciel l'âme de Pierrot.
- Prends le royaume de la Chine, le Tibet et la Mongolie, s'écria-t-il; prends le royaume de Népal où les rochers sont faits de pur diamant; prends Lahore et Kashmir, qui est la vallée du paradis terrestre; prends le royaume du Grand-Lama si tu veux; mais ne prends pas ma chère princesse, ou je t'abats comme un sanglier.
- Et toi, dit Pantafilando transporté de colère, si tu ne prends pas la fuite, je vais te prendre les oreilles.
À ces mots, levant son sabre, il en asséna sur Pierrot un coup furieux.
Pierrot l'évita par un saut de côté. Le sabre frappa sur la table de la salle à manger, la coupa en deux, entra dans le plancher avec la même facilité qu'un couteau dans une motte de beurre, descendit dans la cave, trancha la tête à un malheureux sommelier qui, profitant du désordre général, buvait le vin de Schiraz de Sa Majesté, et pénétra dans le sol à une profondeur de plus de dix pieds.
Pendant que le géant cherchait à retirer son sabre, Pierrot saisit une coupe de bronze qui avait été ciselée par le célèbre Li-Ki, le plus grand sculpteur qu'ait eu la Chine, et la lança à la tête du géant avec une raideur telle que, si, au lieu de frapper le géant au front, comme elle le fit, elle eût frappé la muraille, elle y eût fait un trou pareil à celui d'un boulet de canon lancé par une pièce de 48.
Mais le front de Pantafilando était d'un métal bien supérieur en dureté au diamant même. Pierrot l'évita par un saut de côté. Le sabre frappa sur la table de la salle à manger, la coupa en deux, entra dans le plancher avec la même facilité qu'un couteau dans une motte de beurre, descendit dans la cave, trancha la tête à un malheureux sommelier qui, profitant du désordre général, buvait le vin de Schiraz de Sa Majesté, et pénétra dans le sol à une profondeur de plus de dix pieds.
Pendant que le géant cherchait à retirer son sabre, Pierrot saisit une coupe de bronze qui avait été ciselée par le célèbre Li-Ki, le plus grand sculpteur qu'ait eu la Chine, et la lança à la tête du géant avec une raideur telle que, si, au lieu de frapper le géant au front, comme elle le fit, elle eût frappé la muraille, elle y eût fait un trou pareil à celui d'un boulet de canon lancé par une pièce de 48. Mais le front de Pantafilando était d'un métal bien supérieur en dureté au diamant même. À peine fut-il étourdi du coup, et, sans s'arrêter à dégager son sabre, il saisit l'un des trois généraux qui l'avaient suivi, et qui regardaient le combat en silence, et le jeta sur Pierrot. Le malheureux Tartare alla frapper la muraille, et sa tête fut écrasée comme une grappe de raisin mûr que foule le pied du vendangeur. À ce coup. la reine et la princesse Bandoline, qui seules étaient restées dans la salle après la fuite des dames de la cour, s'évanouirent de frayeur.
Pierrot lui-même se sentit ému. Tous les autres spectateurs, immobiles et blêmes, s'effaçaient le long des murailles, et mesuraient de l'œil la distance qui séparait les fenêtres du fleuve Jaune qui coulait au pied du palais. Malheureusement, Pantafilando avait fait fermer les portes dès le commencement du combat.
Vantripan criait de toute sa force :
- C'est bien fait, seigneur Pantafilando, tuez-moi ce misérable qui ose porter la main sur mon gendre bien-aimé, sur l'oint du Seigneur !
Le prince Horribilis, non moins effrayé, priait Dieu à haute voix pour qu'il lançât sa foudre sur ce téméraire, ce sacrilège Pierrot, qui osait attaquer son beau-frère et aimer sa sœur.
- Lâches coquins, pensa Pierrot, si je meurs, ils me feront jeter à la voirie; si je suis vainqueur, ils recueilleront le fruit de ma victoire ! J'ai bien envie de les laisser là et de faire ma paix avec Pantafilando. Rien n'est plus facile; mais faut-il abandonner Bandoline ?
Tout à coup, il s'aperçut que sa belle princesse était évanouie. En même temps, Pantafilando, ouvrant la porte, criait à ses Tartares de venir à son secours. "Je serais bien fou de les attendre", dit Pierrot; et, prenant son élan, d'une main il saisit sa bien-aimée par le milieu du corps, de l'autre il ouvre la fenêtre et s'élance dans le Fleuve Jaune avec Bandoline.
Son action fut si prompte et si imprévue que le géant n'eut pas le temps de s'y opposer. Il vit avec une rage impuissante Pierrot nager jusqu'à la rive opposée, et là, rendre grâces au Ciel qui avait sauvé sa princesse et lui d'un épouvantable malheur.
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À peine Pierrot et la princesse eurent-ils mis pied à terre qu'ils se dirigèrent vers la tente du général en chef. Cet indomptable guerrier, nommé Barakhan, était le neveu de Vantripan, et il avait plus d'une fois jeté les yeux avec envie sur sa cousine et sur la couronne que portait son oncle. Aussi Vantripan, avec son discernement ordinaire, l'avait, pour l'éloigner de la cour, mis à la tête de l'armée. À peine la princesse eut-elle fait le récit de ses malheurs et raconté les exploits de Pierrot à son cousin, que celui-ci frappa dans ses mains. Un esclave parut.
- Qu'on appelle les généraux au conseil, et que toute l'armée prenne les armes !
En même temps, il se revêtit des insignes royaux, et, quand tous les principaux officiers furent assemblés, il prit, au grand déplaisir de Pierrot, la main de sa cousine, et dit :
- Amis, Vantripan est détrôné; Horribilis ne vaut guère mieux. Tous deux sont prisonniers du cruel Pantafilando. Je suis donc l'héritier légitime de la couronne, et j'épouse ma cousine que voici, la princesse Bandoline, Reine de Beauté. Si quelqu'un de vous s'y oppose, je vais le faire empaler.
- Vive le roi Barakhan Ier ! cria tout d'une voix l'assemblée.
La princesse Bandoline tourna sur Pierrot des yeux si languissants et si beaux qu'il ne put résister leur prière.
- À bas Barakban, l'usurpateur ! cria-t-il avec courage. Vive à jamais Vantripan, notre roi légitime !
- Qu'on saisisse cet homme et qu'on l'empale, dit Barakhan.
Pierrot tira son sabre et décrivit en l'air un cercle. Trois têtes de mandarins tombèrent comme des pommes trop mûres et roulèrent aux pieds de l'usurpateur. Tout le monde s'écarta. Barakhan lui-même sortit de la tente en appelant ses gardes. En quelques minutes, Pierrot se vit entouré de six mille hommes. Personne n'osait l'approcher, mais on faisait pleuvoir sur lui une grêle de pierres et de flèches.
- Où me suis-je fourré ? pensa notre héros.
Et il se précipita au plus épais de la foule; mais si prompt que fût son mouvement, celui des assaillants fut plus prompt encore à l'éviter. Il se trouva le centre d'un nouveau cercle, aussi épais que le premier, aussi facile à forcer, aussi prompt à se reformer. Heureusement il lui vint une idée : il aperçut Barakhan qui, monté à cheval et caché derrière ses gardes, les excitait à se jeter sur lui. Sur-le-champ, d'un bond, il saisit, à droite et à gauche, un homme de chaque main, et, sans faire de mal à ses deux prisonniers, il les appliqua l'un sur sa poitrine et l'autre sur son dos pour se garantir des flèches qu'on lui lançait. Aussitôt les gardes cessèrent de le harceler pour ne pas frapper leurs camarades. Pierrot profita de ce temps d'arrêt, lâcha le prisonnier qu'il tenait serré sur sa poitrine, et faisant tournoyer son sabre autour de sa tête avec la force lente, régulière et irrésistible d'un faucheur qui coupe l'herbe des prés, il abattit en une minute quinze ou vingt têtes parmi les plus voisines. On s'écarta de nouveau, et si brusquement que Pierrot se trouva en face de Barakhan. Celui-ci voulut fuir, mais la foule était trop épaisse. Il lança son cheval sur Pierrot, mais notre ami l'évita, prit d'une main la bride du cheval, et de l'autre saisissant Barakhan par la jambe, il l'enleva de la selle, le fit tourner quelque temps comme une fronde, et le lança avec une telle force que le malheureux prince s'éleva dans les airs jusqu'au-dessus des nuages. En retombant, il aperçut, à droite, les sommets neigeux du Dawalagiri, qui réfléchissaient les rayons du soleil, et à gauche, les monts Kouen-Lun, qui dominent la Grande-Mandchourie et qu'aucun voyageur n'a encore visités; mais il n'eut pas le temps de faire part à l'Académie des Sciences de ses découvertes, parce qu'au bout de quelques minutes, on le trouva fracassé et brisé en mille morceaux.
À ce spectacle, un cri unanime s'élève dans l'assemblée :
- Vive le roi Vantripan ! Vive Pierrot, notre général ! Vive la princesse Bandoline ! etc...
Et tout le monde courut baiser le pan de l'habit de Pierrot.
- Qu'est-ce ? s'écria-t-il. Tout à l'heure vous m'avez voulu empaler; à présent, vous m'adorez. Avez-vous menti ? Ou mentez-vous ?
- Nous ne mentons jamais, seigneur capitaine. Nous sommes toujours les serviteurs du plus fort. Tout à l'heure, nous avons cru que Barakhan était le plus fort, nous lui avons obéi. Maintenant, nous voyons que vous l'êtes, et nous vous obéissons. Qu'il soit maudit, cet usurpateur, ce Barakhan qui nous a trompés !
"Si jamais je suis roi", pensa Pierrot, "je me souviendrai de la leçon. Mais hâtons-nous de rassurer cette pauvre princesse; elle a dû trembler pour ma vie."
Bandoline n'avait pas tremblé pour la vie de Pierrot. Elle haïssait Barakhan, et avait, pour s'en délivrer, demandé du secours à Pierrot; mais elle regardait la vie de Pierrot comme lui appartenant par droit divin, ainsi que toutes les autres choses de ce monde. C'est ce que le pauvre Pierrot, aveuglé par son amour et son ambition, ne comprenait pas.
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Pantafilando saisit une des portes du cirque où avait lieu le combat et la jeta sur Pierrot. Celui-ci, saisissant une autre porte, para le coup et lança à son tour sa porte, qui atteignit le géant à la cuisse. Il fut abattu du coup, et, se relevant sur un genou, essaya inutilement de continuer le combat. D'un coup de sabre, il coupa une oreille à Pierrot; mais celui-ci para encore avec son propre sabre, sans quoi celui du géant, poursuivant son chemin, l'aurait fendu en deux, et d'un revers, il coupa la tête de Pantafilando.
Un long cri de joie s'éleva de toutes parts. Tout le monde cria :
- Gloire et longue vie au vaillant Pierrot !
Et la belle Bandoline, touchée de tant d'amour et de tant de courage, se leva elle-même pour aller au-devant du vainqueur; mais quand elle ne fut plus qu'à trois pas, elle s'écria tout à coup avec horreur :
- Ôtez-moi cet objet effroyable !
Le malheureux Pierrot, qui s'était cru au comble du bonheur, se vit rejeté dans les abîmes du désespoir. Il avait oublié son oreille, aux trois quarts détachée par le sabre de Pantafilando. C'était cette pauvre oreille, coupée à son service, qui avait fait pousser à la princesse ce cri d'horreur, et il faut avouer qu'un héros qui n'a qu'une oreille devrait se rendre justice et ne pas paraître devant les dames.
Quoi qu'il en soit, à peine Bandoline eut-elle dit d'ôter cet objet effroyable, que Pierrot, qui se croyait l'idole du peuple, fut abandonné en un instant. Les Tartares s'étaient enfuis après la mort de leur chef. Les Chinois coururent au palais de Vantripan, le proclamèrent roi de nouveau, lui jurèrent fidélité, et Pierrot, tout saignant, alla se faire panser chez le chirurgien.
- Mort et damnation ! s'écria Vantripan en se mettant à table; ma contenance ferme a singulièrement imposé à l'ennemi !
- Sire, dit le ministre de la guerre, la bouche pleine, vous avez montré une âme vraiment royale, et César n'était qu'un pleutre auprès de vous.
- J'aime à voir, lui dit le roi, qu'on me dit la vérité sans flatterie. Pour ta peine, je te donne une pension de cent mille livres sur ma cassette privée... Donne-moi du pâté d'anguilles !
- Sire, dit le ministre, je remercie Votre Majesté, et j'ose dire que mon dévouement...
- C'est bon ! C'est bon ! Donne-moi du pâté, morbleu ! Ton dévouement m'ennuie et tes phrases me font bâiller... Où donc étais-tu, ajouta-t-il au bout d'un instant, pendant le règne de Pantafilando ?
- Sire, j'imposais, comme Votre Majesté, à ces Tartares par ma contenance.
- Qu'est-ce qu'il y a ? Tu imposais, dis-tu, comme Ma Majesté ? Tu oses te comparer à moi, bellâtre ?
- Sire...
- À moi, maroufle ?
- Sire...
- À moi, misérable menteur ? À moi, arlequin ? À moi, polichinelle ? À moi ?
- Sire...
- Gardes, emmenez-le et qu'on l'empale ! Voilà, ajouta Vautripan, comment je sais punir un traître... Horribilis !
- Mon père ?
- Va chercher Pierrot.
- Mon père, vous n'y songez pas. Moi, l'héritier présomptif de la couronne, aller chercher un simple officier des gardes !
- Héritier présomptif, cours chercher Pierrot, ou je vais te jeter mon assiette à la tête !
- J'y vais, mon père, dit Horribilis.
Et il disait en lui-même : "Coquin de Pierrot, tu me payeras cette humiliation".
Pierrot parut bientôt. Il était pansé, et, franchement, les linges qui enveloppaient sa blessure ne l'embellissaient pas.
- C'est donc toi, dit Vautripan, qui a tué Pantafilando ?
- Oui, Sire, répondit modestement Pierrot.
- Pourquoi l'as-tu fait sans mon ordre ? Je me réservais d'essoriller ce bandit de ma main.
- Sire, je l'ignorais, dit Pierrot qui riait en pensant à la mine du grand Vautripan le jour de l'entrée de Pantafilando.
- Je te pardonne cette fois. À l'avenir, ne montre pas de zèle.
- Il suffit, seigneur.
- Ce n'est pas tout, Pierrot, Je veux plus que jamais, malgré ton étourderie, t'attacher à ma personne. Je te fais grand connétable...
- Sire !...
- Grand amiral !...
- Sire !...
- Grand échanson !...
- Sire !...
- Et grand... tout ce que tu voudras. Tu ne me quitteras plus : tu déjeuneras, dîneras, souperas avec moi, et pour m'endormir, tu me conteras des histoires.
- Sire, dit Pierrot, tant de faveurs vont me faire bien des envieux.
- Tant mieux, morbleu ! Je veux qu'on enrage.
- Et je crains bien de mal remplir tant de fonctions à la fois.
- Qu'est-ce que cela te fait, si je te trouve propre à tout ? Crois-tu que ceux qui l'ont précédé les remplissaient mieux ?
- Sire, dit Pierrot poussé dans ses derniers retranchements, où prendrai-je le temps de dormir ?
- Dormir ?! Tu ne m'as donc pas compris ! C'est pour que je dorme qu'il faut que tu veilles. Dormir ! Le devoir d'un fidèle sujet est de veiller sur son roi, et non de dormir.
"J'aurais mieux fait", pensa Pierrot, "de suivre le conseil de la fée et de retourner à la maison".
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Oh ! Si vous saviez, mes enfants, les grandes, belles, profondes et mystérieuses conceptions que contient cet ouvrage admirable, unique jusqu'à présent dans l'histoire du monde, vous prendriez sur-le-champ le chemin de fer jusqu'à Strasbourg; de Strasbourg vous iriez à Vienne, moitié en diligence, moitié en chemin de fer; de Vienne vous iriez à Constantinople par terre; de Constantinople à Scutari par mer; de Scutari à Damas avec la caravane des pèlerins de la Mecque; de Damas à Bassorah par chameaux, à travers les déserts de Mésopotamie; de Bassorah, qui est sur le Tigre, à Hérat, à pied, à cheval, en voiture ou en ballon, suivant l'occasion; de Hérat aux Portes de Fer qui gardent l'entrée du Khoraçan; des Portes de Fer à l'Oxus et à Samarcande, capitale du pays de Sogd.
Quand vous aurez fait ce voyage, vous entrerez dans le grand caravansérail, en prenant bien garde de vous annoncer comme des savants venus d'Europe, ce qui éveillerait la curiosité et le soupçon.
Vous traverserez le caravansérail dans toute sa longueur, deux fois; vous le retraverserez deux fois dans sa largeur; vous suivrez une ligne diagonale entre les deux extrémités les plus éloignées du bâtiment, car il est de forme irrégulière.
Vous aurez soin, en marchant, de prononcer tous les neuf pas ces deux mots : "kara brankara", qui sont, comme je vous l'ai dit, une formule magique consacrée; puis vous sortirez du caravansérail, vous suivrez la première rue à gauche, qui est la rue Rähkhr ("Rähkhr", en tartare, signifie mendiant), vous y trouverez douze vieillards à barbe blanche qui sont rangés en cercle et assis à terre, les jambes croisées.
Ils cherchent sur la tête et dans les cheveux les uns des autres ce petit animal qui tourmente si fort les mendiants napolitains; quand ils le tiennent, ils font un geste de satisfaction et l'écrasent entre les pouces. Ne cherchez pas à leur parler ni à les aider, ce serait inutile; suivez la seconde rue à droite, la première à gauche, la troisième à droite, la seconde à gauche, la quatrième à gauche et à droite.
Là, vous prendrez la première à gauche, et vous vous arrêterez devant une maison que rien ne distingue de toutes les autres.
N'allez pas plus loin, c'est là.
Vous entrerez dans une allée sombre, vous monterez un étage, vous enfilerez un long corridor, vous monterez un autre étage, vous entrerez dans une antichambre qui donne sur un escalier; vous descendrez six marches, vous frapperez au mur, et vous descendrez encore six marches; vous en remonterez neuf et vous vous trouverez en face d'une porte secrète dont vous n'aurez pas la clef.
Ce n'est pas la peine d'aller chercher le portier. Il n'y a pas de serrure.
Vous direz : "Ce n'est pas ce que je cherche"; vous remonterez encore trois marches, et vous serez dans l'antichambre.
Là, pas un laquais ne viendra recevoir votre chapeau et vos gants, mais vous verrez une main, qui, seule en l'air, et détachée de tout corps visible, vous fera signe avec le doigt de la suivre.
Cette main est noueuse et ridée : on voit qu'elle a beaucoup souffert; c'est celle du vieil Alcofribas.
Elle vous fera signe d'entrer dans un cabinet poudreux, que le domestique du vieux magicien vient balayer tous les six cents ans par ordre de son maître.
Ne vous arrêtez pas à regarder les globes et les cartes astronomiques, ni la position relative des soleils, chose que vous verrez dessinée sur le mur; allez droit à la table où la main vous conduit, poussez le ressort d'une boîte en bois de cèdre.
La boîte s'ouvrira et vous verrez le fameux manuscrit écrit dans la langue des anciens Sogdiens, que personne ne parle depuis le règne de Cyrus.
Vous ferez signe que vous ne comprenez pas.
La main fera signe que vous êtes des imbéciles, vous prendra par le bras et vous jettera à la porte.
Quand vous serez dans la rue, vous pourrez reprendre la route de Paris, si bon vous semble, à moins que vous ne préfériez déchiffrer les inscriptions laissées par le roi Gustasp, il y a trois mille ans, sur les murs de son palais dont on voit les ruines à Samarcande.
Ici, vous me demanderez peut-être à quoi sert un si long voyage, puisque, après tout, vous ne comprenez pas la langue du vieil Alcofribas.
Mes enfants, vous êtes trop aimables pour que je ne vous dise pas la vérité tout entière.
À quoi servent toutes les choses de ce monde ? À passer, ou, si vous le voulez, à tuer le temps, jusqu'à ce que nous allions tous ensemble en paradis.
Il y a des gens qui ont fait sept ou huit fois le tour du monde et qui n'avaient d'autre but que de voir plus tôt le terme des soixante ans de vie dont le Ciel leur avait fait présent.
Croyez-vous que ce ne soit rien que d'avoir vu Strasbourg, Vienne, Constantinople, Damas, Bassorah, les Portes de Fer, Samarcande et la main du vieil Alcofribas ?
Ce voyage ne peut pas durer, aller et retour, moins d'une année.
C'est toujours une année pendant laquelle vous avez eu un désir violent, une vraie passion, c'est-à-dire ce qui fait vivre et soutient les hommes; car, faibles créatures que nous sommes, nous n'avons en nous-mêmes aucun principe de vie. Tout nous vient du dehors, et Dieu l'a voulu ainsi, pour que nous eussions sans cesse recours à lui.
Il est temps de laisser ce sujet. Je commence à prêcher, je crois, et vous, enfants, à bâiller.
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On le mena dans cet équipage jusqu'au palais du gouverneur. Une foule immense le suivait, riant de la folie de cet homme qui promettait un moment auparavant de lui faire rendre justice, et qu'on allait pendre sans forme de procès.
Pierrot fut mis dans une cour brûlée par un soleil ardent. On lui ôta son bonnet. Sous ce climat, la chaleur est insupportable. Pierrot demanda à boire. Les soldats se moquèrent de lui et lui jetèrent de la poussière. Il avait les fers aux pieds et aux mains.
- J'ai soif, dit une seconde fois Pierrot.
- Tu n'attendras pas longtemps, dit l'officier, le pal est prêt. Tu boiras dans l'autre monde.
Enfin le gouverneur parut.
- C'est toi, misérable, dit-il, qui as battu hier le mandarin, qui as jeté aujourd'hui le receveur et le douanier dans un cachot, et qui promettais tout à l'heure à ce peuple justice contre moi ?
- Oui, seigneur, dit humblement Pierrot; et il raconta ce qui s'était passé.
Avant qu'il fût à la moitié de son récit :
- C'est bien, dit le gouverneur, qu'on l'empale.
- Quoi, seigneur, dit douloureusement Pierrot, n'y a-t-il pas de grâce à espérer ?
Cette fois le gouverneur ne daigna pas même répondre et fit signe qu'on exécutât ses ordres.
Tout à coup, Pierrot, raidissant ses poignets et ses jambes, cassa ses fers et les jeta à la figure du gouverneur, dont le nez enfla et saigna abondamment. Tous les soldats se précipitèrent sur lui. Pierrot prit la lance de l'un d'eux, l'enfonça dans le corps du premier, du second, du troisième et du quatrième, et ficha la lance en terre.
- Vous ne savez pas empaler, dit-il; mes amis, voilà comment on s'y prend.
Tous les soldats prirent la fuite; le gouverneur resta seul avec la foule qui battait des mains en reconnaissant son héros de la veille.
Ôtant alors son manteau de laine, Pierrot parut en costume de cour.
- Je suis Pierrot, le grand connétable, le vainqueur de Pantafilando, dit-il, et voici comment je rends justice.
- Seigneur connétable, dit le gouverneur en se mettant à genoux et essuyant son nez qui saignait encore; seigneur grand connétable, ayez pitié de moi ! Hélas ! Si j'avais su qui j'avais la sacrilège audace de vouloir faire empaler, croyez que mon respect...
- Oui, sans doute, dit Pierrot, si tu avais su que tu avais affaire à plus fort que toi, tu aurais été aussi lâche que tu t'es montré insolent.
- Seigneur grand connétable, pardonnez-moi.
- Si tu n'as pas commis d'autre crime, dit Pierrot, je te pardonne; mais voyons d'abord si personne ne se plaint. Parlez ! dit-il en s'adressant à la foule.
- Seigneur, dit un bourgeois de Nankin, il a fait mourir mon frère sous le bâton, parce que mon frère, qui était fort distrait, avait oublié de le saluer dans la rue.
- Est-ce vrai ? dit Pierrot.
- Oui, seigneur, s'écria-t-on de toutes parts.
- Ne fallait-il pas faire respecter en ma personne l'autorité royale dont j'étais revêtu ? dit le gouverneur.
- C'est tout ce que tu as à dire pour ta défense ? reprit Pierrot; à un autre !
- Seigneur, dit un autre bourgeois, il a fait empaler mon père.
- Pourquoi ?
- Parce que mon père, trop pauvre, ne pouvait payer l'impôt, ni l'amende à laquelle il l'avait condamné.
- Est-ce vrai ? dit Pierrot.
- Seigneur, je l'avoue. Notre grand roi Vantripan avait si grand besoin d'argent pour faire la guerre aux Tartares !
Beaucoup d'autres se présentèrent.
Les uns avaient eu les yeux crevés, d'autres les oreilles coupées. Le front de Pierrot se rembrunit
- Je voulais, dit-il, que mon premier acte d'autorité fût un acte de clémence. C'est impossible ! La clémence envers l'oppresseur est une cruauté envers l'opprimé. Qu'on l'empale !
Ce qui fut fait aux applaudissements de la foule. Mais les bravos devinrent éclatants et unanimes quand Pierrot ajouta :
- À l'avenir, quiconque aura fait donner des coups de bâton à un Chinois en recevra lui-même le triple, dût-il en mourir. Quiconque aura mis un Chinois en prison, sauf le cas de condamnation légale, sera mis lui-même en prison autant de mois que le plaignant y sera resté de jours. Quiconque aura, condamné à mort et fait exécuter un Chinois sans ma permission sera lui-même empalé.
Ayant proclamé ces belles, sages et magnifiques ordonnances, comme les qualifie le vieil Alcofribas, dont je traduis ici les chroniques, Pierrot quitta Nankin en compagnie de la fée Aurore.
- Eh bien ! Pierrot, lui dit la fée quand ils furent tous deux à cheval dans la campagne, comprends-tu maintenant pourquoi je te disais d'entrer déguisé dans cette ville ? Vois-tu, par ce qui t'arrive à toi-même qui peut te défendre, ce qui a dù arriver aux pauvres gens qui sont sans armes, sans force, et, par suite d'une longue oppression, sans courage ?
- Vous avez raison en tout, sage marraine, dit Pierrot; ce gouverneur et ce mandarin sont deux coquins abominables dont je suis bien aise d'avoir fait justice.
- Ce n'est rien encore, dit la fée, tu en verras bien d'autres.
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