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Critique de kabeelde


Connaissant la qualité exceptionnelle de son ouvrage sur Malek Jan Nemati et de la traduction de Paroles de Vérité, cela faisait longtemps que je voulais lire le Manteq ol-Tayq d'Attâr et profiter la traduction en français par Leili Anvar aux éditions Diane de Sellier. Cependant, si l'on veut une version du Manteq ut-Tayr correspondant plus au texte en persan, je crois que qu'il faut se diriger vers le Langage des oiseaux, par Manijeh Nouri, aux Cerf (2012) : https://www.placedeslibraires.fr/livre/9782204096362-le-langage-des-oiseaux-manteq-ut-tayr-farid-ud-din-attar/ (à ne pas confondre avec celle adaptée par Gougaud). M. R. S. Kadkani, auteur de la dernière version savante de référence en persan, sur laquelle L. A. dit elle aussi se fonder, dit d'ailleurs dans la préface à l'édition critique de M. N. (Cerf) « louer et estimer » ce travail « fiable ». Il faut remercie L. A. d'avoir entamé ce travail à une époque où il n'y avait pas d'autre traduction en français, mais entre temps celle de M. N. est sortie.
Cette édition de Diane Sellers réussit plutôt dans ses très belles illustrations et aussi peut-être que si l'on ne connaît pas l'univers de la poésie iranienne, le style en alexandrins peut donner à certains une meilleure idée de la conjonction entre forme et fond que l'on trouve en persan, quitte à sacrifier une partie du fond ; pour ma part, je n'ai pas aimé la forme, mais c'est une appréciation très personnelle. Je crois qu'en anglais, Sholeh Wolpé, poétesse, réussit à mieux concilier forme et fond, mais peut-être que l'anglais permet cela plus naturellement du fait de sa plus grande souplesse sonore. Cependant, cela signifie que peut-être la meilleure manière de découvrir Attâr si le style est important à cette découverte est de le lire en anglais avec Sholeh Wolpé.
Aussi, je lisais récemment qu'une bonne traduction est celle où le traducteur s'efface devant ce qui est traduit, où il se fait oublier. Or, justement, j'ai tenu la lecture un moment, mais à force la « présence » de la traductrice était de plus en plus visible, jusqu'à ce qu'il devienne trop manifeste que je ne lisais pas Attâr, mais que je lisais L. A. qui lit Attâr. La plupart des problèmes s'expliquent peut-être par la volonté de traduire en quasi-alexandrins, mais je n'ai pas trouvé le texte agréable ou avec du « souffle » (je connais la poésie persane en même temps). En tout cas, il faudrait alors mettre beaucoup plus en avant qu'il s'agit d'une traduction sous les contraintes de l'alexandrin.
Il y a déjà le problème du sens choisi pour les textes. Pour le peu que j'ai essayé de comparer avec le persan, je crois que l'auteur traduit des textes ayant potentiellement plusieurs sens avec un sens très précis qu'ils peuvent avoir, sachant qu'il faut alors comprendre le bon sens précis que peut avoir le texte français. Alors que, pour ma part, je crois qu'un texte polysémique doit être traduit au possible par un texte aussi polysémique, afin de garder la richesse du texte originel et de permettre au lecteur de se l'approprier. Par exemple, la première ligne du corps du texte (vers 617). M. N. traduit exactement ce que dit le texte très clair en persan « Toi qui fus en vérité la messagère de chaque vallée » L. A. traduit par « Toi en chaque vallée messagère du Vrai ». On peut estimer que c'est la signification du texte (je ne pense pas), mais ce n'est pas ce qu'il dit. Et parfois, ces libres interprétations sont vraiment problématiques. Par exemple, le vers 1640 de L. A. parle des vents d'un « Dieu jaloux » pour un mot qui signifie avant tout Celui qui se suffit à lui-même (et c'est quelque chose de proche de cela que l'on trouve dans la traduction de M. N.). On m'a dit que le mot original peut effectivement avoir le sens d'exclusivité avec sa racine arabe. Et je vois sur internet que l'expression « Dieu jaloux » semble exister dans la tradition chrétienne et peut-être que la traductrice pense ici à un public pour qui cette expression serait familière. Mais on peut comprendre tout à fait autre chose en français, alors même que le « bon » sens ne semble pas l'unique sens en langue persane.
L'exemple est d'ailleurs très significatif car on croit clairement voir la volonté de christianiser le texte d'Attâr. Dans sa traduction en anglais, Sholeh Wolpé semble dé-islamiser le texte : le mot islam semble plutôt caché, elle dit dans l'introduction ne pas utiliser le mot Dieu qui n'est pas compris tel que ce désigne Attâr, et je ne pense pas que ces choix sont critiquables, d'autant plus qu'ils sont très explicitement annoncés (l'introduction de L. A. est d'ailleurs lacunaire sur les orientations intellectuelles choisies). Elle veut rendre à un certain public le sens de ce qui voulait dire Attâr dans un contexte et une époque spécifique, et à ce titre l'islam et le mot Dieu peuvent être considérés comme des détails. Mais christianiser est bien autre chose. Dans l'exemple de Dieu jaloux, d'autant plus si l'on n'a aucune idée sur l'islam et le soufisme, on peut comprendre qu'Attâr attribue à Dieu un des défauts humains les plus délétères, tels les dieux des légendes de la Grèce antique, que l'on retrouve un peu dans la Bible. D'ailleurs, christianiser ne correspond pas, à mon avis, au public occidental actuel, en général très peu impliqué dans ces mythologies chrétiennes. le problème est réel car on ne parle pas de la traduction d'un roman policier, mais de ce que les gens croiront être de la plume de pas n'importe qui et dans pas n'importe quel ouvrage.
La première ligne de la traduction (vers 0) est aussi problématique et est un élément du problème de l'orientation féministe de la traductrice, féminisme tout à fait positif en général mais dont on peut discuter la place qu'il a ici. Que Simorgh s'accorde au féminin, soit, c'est probablement la meilleure option. Mais il y a une trop grande insistance, avec par exemple « la Simorgh » (vers 714). Sholeh Wolpé, elle, n'a pas à choisir en anglais, mais elle va plus loin et insiste dans son introduction qu'elle se passe à dessein de mots désignant un homme ou une femme, puisque Dieu n'a pas de sexe, et je crois qu'il faudrait faire cela au possible, ce qui ressemble à ce que fait Henry Corbin. Quant à la première ligne (bismillah…), outre la volonté de féminiser à tout-va, la traductrice la justifie en présentant sa traduction comme un juste milieu avec la traduction d'André Chouraqui… qui est tout à fait déraisonnable et donc dont la moitié n'est pas raisonnable non plus. Que la traductrice vive cette formule ainsi, c'est tout à fait respectable, mais ce n'est pas en soi ce que dit l'arabe.
Parfois, la traduction est étrangement trop vague. Par exemple, vers 3188, L. A. traduit par « sainte soumission », influence chrétienne mêlé d'une volonté de faire un effet de style peut-être, alors que S. W. par « worship of angels » et M. N. par « prière des êtres célestes », qui sont des traductions bien plus fidèles. La traduction en anglais semble néanmoins en général moins littérale, mais S. W. justifie de manière convaincante et en toute humilité ses choix dans l'introduction. Il faut dire néanmoins qu'une « traduction » du texte fait encore pire que celle chez D. de S. C'est celle « adaptée » par Gougaud à partir d'une traduction de Manijeh Nouri (ce qui brouille encore plus les pistes). Vers le vers 1805, on voit qu'une sainte est « indisposée » dans la traduction de L. A. Connaissant un peu la tradition islamique, je supposais ce que cela signifiait, mais je n'étais pas certain s'il s'agissait d'une envie d'uriner, de règles ou d'une maladie. La note m'a clarifié la chose, mais elle ne donne pas de réponse explicite et je ne suis pas certain que même avec la note ce soit clair pour un lecteur qui ne connait pas le judaïsme ou l'islam. Pourtant, le persan est très clair. Mais la version de Gougaud fait pire : on y lit que les femmes n'ont pas (jamais) le droit d'entrer dans le lieu saint islamique (la Ka'ba) ! Ce qui est tellement faux qu'une femme sainte y a donné naissance. Les traductions de M. N. et S. W. donnent une version simple et claire et il n'y a rien de honteux à ce que les femmes, y compris saintes, aient des règles.
Et puis, il y a un problème de style. le style de L. A. est lourd à mon goût, et cela vient, je crois, de la tendance à être trop compliqué, dans les mots ou la structure des phrases, même lorsque le persan original semble simple et clair. Accumuler les mots et les tournures compliqués ne crée pas de la haute littérature. Cela m'avait fait d'ailleurs croire au début que je n'aimais pas le texte d'Attâr, jusqu'à ce que je comprenne que le problème vient du français de la traductrice. Concernant les mots, dans une traduction de Mollâ Sadrâ, il serait normal d'avoir des mots précis et compliqués, mais en poésie sans rimes, même si cela s'expliquait par la volonté d'utiliser des quasi-alexandrins, l'utilisation de mots artificiellement soutenus et de tournures de phrases compliquées, même lorsque l'original est simple et clair, sont loin à mon sens de faire vivre l'aspect poétique du texte. le style de S. W. semble au contraire excellent, et d'ailleurs ses magnifiques premières lignes sur l'art de traduire dans l'introduction montre son talent de poétesse. de ce que j'ai pu voir, celui de M. N. semble bon, simple et efficace. En plus, le fait de mettre abondamment en note en bas de page (et non de fin de livre) des explications de sens mais aussi les mots persans nous laissent percevoir le persan derrière le français et donc nous laisse être au plus près d'Attâr et le cas échéant comprendre les multiples sens possibles des expressions.
Néanmoins, les notes en fin de livre de L. A. contiennent des commentaires intéressants qui ne se trouvent pas dans l'édition critique de M. N.
« Last, but not the least », le travail de la maison d'édition est à revoir (j'ai l'édition illustrée souple de 2016). Certes, il est très agréable d'avoir les illustrations mais à quoi sert d'avoir la cerise si l'on n'a pas le gâteau ? Il n'y a pas de table des matières. J'ai eu entre mes mains un certain nombre de livres, des cinq derniers siècles d'ailleurs, je crois n'avoir jamais eu de livre sans table des matières (sauf lorsqu'il s'agit d'un beau livre avec peu de texte, un glossaire, ou une chose de ce genre). Avec un livre dont la structure est si importante, avec tant d'histoires imbriquées, à quel moment on se dit qu'il est acceptable de ne pas avoir de table des matières ? D'autant plus qu'on est souvent perdu dans l'histoire et qu'en plus la version illustrée (avec des textes de commentaires des illustrations) fait que les morceaux de textes de l'ouvrage sont dispersés. J'ai plusieurs fois re-cherché la table en me disant que j'ai dû mal regarder (ou simplement par réflexe prolongé en oubliant qu'une telle chose puisse exister, un livre sans table des matières), mais non (ou un « ah oui c'est vrai, pas de table »). Cela avec les titres qui ne suivent pas les titres courants persans (ce qui n'est pas une critique) et au fur et à mesure que je me méfiais de traductions de certains vers et voulait regarder, j'ai passé un temps fou à retrouver les passages en persan. Jusqu'à ce qu'à un moment, j'ai décidé d'arrêter les frais avec cette édition-traduction. J'ai alors commandé ce qui était mon second choix, la traduction en anglais de Sholeh Wolpé (sans avoir vu la traduction de M. Nouri), et là, non seulement, il y a une table des matières mais encore au début de chaque partie il y a la table de la partie. Parce que la structure est, au moins pour un lecteur contemporain, fondamentale, et cette traductrice éditrice l'a compris. Tout ceci alors que la traduction date de 2012 et que j'ai une réédition de 2016. Concernant l'éditeur, il faut aussi noter que l'on passe son temps à compter les lignes pour y faire référence, puisqu'il n'y a pas de numérotation en début de section mais en début de pages (alors que M. N. numérote tous les vers).
En fin de compte, entre les deux dernières traductions françaises, les introductions montrent une optique assez différente. Celle de M. N. est une traduction de qualité universitaire, avec une introduction dans laquelle l'auteur réfléchit de manière universitaire à sa démarche. Elle explique aussi sa démarche à la radio : https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-dislam/des-oiseaux-qui-parlent . Cependant, malheureusement, la traduction de M. N. a une très faible visibilité en ligne, et donc fait l'objet d'un très mauvais marketing. Sur Place des Librairies, on ne trouve même pas l'ouvrage si on met le nom de la traductrice, il faut taper le titre. La multiplication des titres avait fait noyer dans mes recherches l'existence de cette traduction de référence. Sans compter le parasitage de l'« adaptation » de Gougaud à partir d'une traduction de M. N. Ce n'est pas parce qu'il s'agit de spiritualité qu'il ne faut pas faire attention aux opérations marketing des maisons d'éditions, bien au contraire. Les Éditions Diane de Selliers ont, à mon avis, pris un traducteur avec une forte notoriété, font un bel emballage, utilisent un titre qui plaira à un certain milieu (puisqu'il évoque la Bible), font une édition initiale (épuisée en français) très onéreuse (couverture carton) et donc créent l'effet Veblen (plus c'est cher, plus on croit que cela a de la valeur).
Qu'une personne qui suscite la sympathie comme L. A. publie sa lecture personnelle en alexandrins d'une grande oeuvre, c'est faisable et intéressant, mais alors il faudrait le présenter ainsi.
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