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Critique de 4bis


Il ne faudrait pas revenir sur le théâtre de nos amours anciennes. Et encore, Honoré n'a pas été mon préféré. Quelle admiration j'avais pour Gustave, quel plaisir j'ai pris à dévorer Emile ! Oui mais voilà, tout passe. Ou plutôt tout change et il faut croire que mes lectures récentes ont tué Balzac et avec lui, l'affection que je lui portais. Lahire, Froidevaux Metterie, Bourdieu, Chollet et consorts, assasins !

La Cousine Bette est du côté sombre de la Comédie humaine. En existe-t-il un vraiment ensoleillé me demanderez-vous ? le lys dans la vallée, les folles ambitions d'un Rastignac dans le Père Goriot laissaient au moins croire qui à un amour heureux, qui à une ambition énergique porteuse d'avenir fructueux. Et les romans plein de fantastique comme La Peau de chagrin offrent le recours à un surnaturel jugement. Mais La Cousine Bette appartient aux « Scènes de la vie parisienne », cette section de 19 romans dont elle partage une sous-partie avec le Cousin Pons au titre des « parents pauvres ». Elle est donc les deux pieds dans le réel, parfait rouage contribuant au vaste projet de son auteur de « faire concurrence à l'état civil ».

La Comédie humaine : 91 romans achevés, 48 ébauchés, entre 4000 et 6000 personnages selon les décomptes. Rien moins que l'établissement de tous les caractères humains classés selon leur appartenance sociale, leur tempérament et leurs lieux d'habitation. Une entreprise sociologique à la hauteur de ce qui fit Buffon et son Histoire naturelle pour la zoologie. Balzac écrit à Mme Hanska en 1844, trois ans avant la rédaction de Bette donc : « Quatre hommes auront eu une vie immense : Napoléon, Cuvier, O'Connell, et je veux être le quatrième. le premier a vécu de la vie de l'Europe ; il s'est inoculé des armées ; le second a épousé le globe ; le troisième s'est incarné un peuple ; moi, j'aurai porté une société toute entière dans ma tête. » On retrouve la modestie proverbiale du bonhomme.

Allez, vas-y, mon Nono, prenons un exemple, explique-moi la vie : « En ceci peut-être consiste toute la différente qui sépare l'homme naturel de l'homme civilisé. Le Sauvage n'a que des sentiments, l'homme civilisé a des sentiments et des idées. Aussi, chez les Sauvages, le cerveau reçoit-il pour ainsi dire peu d'empreinte, il appartient alors tout entier au sentiment qui l'envahit, tandis que chez l'homme civilisé, les idées descendent sur le coeur qu'elles transforment ; celui-ci est à mille intérêts, à plusieurs sentiments, tandis que Le Sauvage n'admet qu'une idée à la fois. ». Hum. Et cette pensée subtile s'applique à… ? La cousine Bette bien sûr, qui, depuis ses origines d'arriérée, ne peut pas avoir la lumière à tous les étages, ça se comprend… Mais ça vaudrait pour le baron Brésilien dont je ne vous ai pas encore parlé. Bah ouais, il est quand même un peu noiraud…. Bon… En fait, Nono, je préfère quand t'expliques pas(1). Ça promet une vraie partie de plaisir, ce roman... Mais mettons les choses dans l'ordre et faisons les présentations.

Nous voici donc avec Bette, cette solide vosgienne qui a le malheur de ne pas être belle, emportée à Paris à la suite de sa jolie cousine Adeline laquelle a fait un mariage d'amour avec le riche, brillant et volage baron Hulot. Bette est donc laide, pauvre et obstinée. Jetez à ce petit bois de prédispositions l'allumette d'un amour contrarié et vous en ferez un boulet de canon. La puissance qui ne peut s'épanouir en vertu se démultiplie dans la rancoeur et la vengeance, postule et professe Balzac. Et pour que cette démonstration emporte avec elle d'autres illustrations de sa théorie sociale, pour qu'elle s'intègre dans la grande fresque de son « étude de moeurs », nous aurons 1) Adeline, une prude et admirable épouse immolée à sa famille et à sa réputation (l'impeccable Elvire de Dom juan version matrone ou la splendide Mme de Tourvel sans qu'elle ait jamais rencontré Valmont si vous préférez), 2) Hortense, sa fille, une tendre et passionnée jeune fille payant le péché d'avoir rusé pour assouvir son amour naïf (comprenez que la femme reste Eve, déchue et pécheresse donc, même - surtout ? - quand elle aime), 3) l'abominable Valérie, épouse au petit pied de l'insignifiant et corrompu Marneffe, belle à se damner - et elle le sait, la garce ! -, dont l'intrigue et la vénalité confinent au génie. Une que Balzac aimerait qu'on compare à Merteuil, et si je n'y suis pas parvenue, ce n'est pas faute qu'il me l'ait suggéré à moulte reprises, fin abominable comprise.

On comptera aussi a) un Comte polonais, Wenceslas Steinbock, artiste sculpteur aussi beau, jeune, idéal que velléitaire (Tragicomix dans La fiancée d'Astérix si vous voulez une image), b) un arriviste ancien boutiquier, le sieur Crevel, bourgeois gentilhomme façon 19e siècle, sans lustre et sans candeur, se réclamant du libertinage à la Louis XV quand son avarice de petit bourgeois le range plutôt dans la catégorie des tristes Harpagon. le sommet d'une époque désespérante, quand les épiciers cupides ont fini de remplacer les héros émancipateurs. Quand les sombres manoeuvres ont pris la place des grands desseins. Ajoutez-y c) le baron Hulot, déjà mentionné, tristement réduit - nous sommes chez La Bruyère cette fois - à un toupet qu'il met pour masquer ses cheveux rares, des favoris teints, un ventre que ne retient qu'un corset et des ambitions démonétisées de vieux beau aussi pathétiques que ridicules. Pour faire bonne mesure, mettez un peu d'exotisme facile et de racisme bien trempé avec d) le Maure qui sera ici Brésilien, baron de Montéjanos, richissime et premier amant de Valérie Marneffe ayant le double tort d'avoir abandonné la donzelle trois ans auparavant et de revenir quelques mois trop tôt avant que la belle ait liquidé, laissez-moi compter, son mari, ses deux, non trois amants ! Quatre avec lui ! Versez pour finir quelques utilités du monde des arts, des administrations comme autant d'arcanes capables de jouer le destin des personnages sur les deux seuls aspects ayant véritablement de l'importance à Paris : la renommée et l'argent. Et déroulez ! Ce sera cruel, ce sera sanglant, ce sera sans merci.

Alors quoi ? Pourquoi n'ai-je pas aimé ?

Parce qu'il en fait des tonnes, le père Balzac ! Non content de nous brosser des caractères selon les besoins de sa démonstration, de nous proposer une intrigue à désespérer le plus enthousiaste des optimistes, il faut encore qu'il pontifie, prophétique et péremptoire, qu'il assassine tout le sexe féminin à coup de phrases définitives : A propos d'Adeline, la Sainte de service, lorsqu'elle comprend que son barbon d'époux l'a trahie « La passion fait arriver les forces nerveuses de la femme à cet état extatique où le pressentiment équivaut à la vision des Voyants. Une femme se sait trahie, elle ne s'écoute pas, elle doute, tant elle aime ! et elle dément le cri de sa puissance de pythonisse. » Passez donc considération pour la capacité individuelle à jouer sa partition, liberté de penser et foi dans l'intelligence ! La femme est tragiquement, constitutivement fichue. Par son sexe, ses talents mêmes ne sont utiles qu'à la desservir. Là où l'homme désire, elle aime ou se vend. Là où il butine, elle se prostitue ou s'immole. Ou comment enterrer la moitié de l'humanité sous un tombereau d'hommages amèrement fleuris.

Vous me direz qu'il n'est pas tendre avec les hommes non plus. Certes mais lisez ce qu'il écrit par exemple à propos du baron Hulot lorsque ce dernier découvre que sa maîtresse, la démoniaque Valérie, le trompe avec l'affreux Crevel (entre autres), et jugez ensuite : « Les catastrophes poussent tous les hommes forts et intelligents à la philosophie. le baron était, moralement, comme un homme qui cherche son chemin la nuit dans une forêt ». Voilà. Quoique sublime, la meilleure des femmes est damnée par son sexe, à l'image de toutes ses soeurs. le plus lâche et lubrique des hommes reste lui en deçà d'une perfection, certes, mais cela n'entache en rien le reste de ses comparses, toujours appelés, eux, à prétendre à des idéaux philosophiques.

Juge et parti, voilà ce que je reproche à Balzac. C'est de son temps, Hugo, Zola et quelques-uns de leurs continuateurs ont, jusqu'à des époques pas si reculées, continué de nous assommer de leur vision du monde, colorant pour cela de leurs tristes opinions la peinture soi-disant objective qu'ils faisaient de leur siècle. On pourrait considérer donc la Cousine Bette comme un témoignage daté sur le monde, le résultat d'une certaine vision de l'écrivain, du rôle de la littérature et d'un talent à la mise en fiction romanesque. Ce serait, à ce titre précis, un très bon roman même si ses personnages ont plus à voir avec la charge d'une carricature qu'avec l'analyse psychosociologique la plus fine.

Ce que je n'admets plus aujourd'hui toutefois, c'est que, sur la base de son discours moral, on l'encense. Qu'on y applaudisse la peinture des moeurs passées comme si elle était objective et dépourvue de toute intentionnalité idéologique. C'est qu'on oublie qu'en l'étudiant, en le relisant et s'en délectant, on cautionne le monde qu'il dépeint et qui, sans l'existence de tous ces romans, de toutes ces oeuvres de fiction corroborant un mercantilisme triomphant, une division des sexes à la défaveur des femmes, une hiérarchisation des humains avec les Occidentaux tout en haut, ne serait peut-être pas à ce point prédominant. Plus que simple peinture à visée moralisante ou critique, la Comédie humaine me semble avoir été, comme d'autres oeuvres de son siècle, un précieux adjuvant à une idéologie patriarcale et capitaliste en train de se constituer. Vous me direz, l'oeuf, la poule, qui de la Comédie humaine ou de l'idéologie capitaliste a fait qui ? Je vous l'accorde. Mais que cette oeuvre soit conséquence ou cause partielle, on n'est peut-être pas obligé de continuer à lui faire tout ce crédit.

Est-ce que cela signifie qu'il faut déboulonner Balzac ? Naturellement non ! C'est un monument qui appartient à notre histoire. Pondérer sa lecture d'une analyse critique éclairée et la panacher d'autres oeuvres moins colorées de cette orgueilleuse et délétère ambition, oui !

J'ai entrepris cette lecture sur l'impulsion d'Anna. Hélas, les circonstances ne nous ont pas permis cette fois de la suivre exactement au même rythme. Ses rendez-vous successifs avec des kleenex et des pylônes, mes propres aventures avec des bus scolaires enneigés et des frigos mystérieusement vidés se seront ajoutés à une différence initiale d'approche (elle a tout de suite adoré, en a fait une lecture plaisir, moi pesté, m'imposant de décortiquer les raisons de mon agacement, ce qui vous vaut cette micro critique, oui, je sais, je sais, moi aussi j'aimerais faire autrement parfois). Ca ne peut pas marcher à chaque fois et même s'il n'a pas été aussi plaisant qu'escompté, ce voyage commun avec la Cousine Bette m'aura bien dépaysée.

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(1) Pour ceux qui plaideraient le « autre temps, autres moeurs » et le tour déformant avec lequel notre regard contemporain peut indument exiger des hommes anciens une lucidité que la marche de l'Histoire ne leur autorisait pas, je rappellerais simplement la manière si humble et juste dont Montaigne, Jean de Léry, au 16e siècle donc, Montesquieu ou Diderot, au 18e siècle, envisageaient l'autre, qu'il soit noir, féminin ou sauvage.
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