Devenir féministe

Ca fait des semaines que j'engouffre de ces romans faciles, bien épais et sans relief comme d'autres avaleraient des pots de glace. C'est attendu, sucré mais il n'y a pas grand-chose à en dire. Et puis, ça nourrit pas. Avec Devenir féministe, je renoue avec le genre de l'essai philosophique et retrouver un peu de consistance ne fait pas de mal.
Prenant le cadre analytique de Marx et de ses continuateurs, dans une perspective très sociale donc, Nora Barbier interroge le concept de masculinité et cherche à savoir si un homme peut devenir féministe. S'il est possible qu'il s'extraie assez de sa condition d'homme pour accéder à celle des femmes en faisant en sorte de réellement mettre à bas sa place de dominant. Il s'agirait alors qu'il puisse considérer l'autre non comme un subalterne à qui on doit reconnaitre aussi des droits mais comme une réalité à égalité parfaite dont l'existence reconnue sape alors absolument les valeurs sur lesquelles est assis l'ordre patriarcal du monde actuel.
Convoquant Adorno pour poser l'antagonisme nature / histoire et dépasser leur opposition par une définition historicisée de la nature et une conception de l'histoire érigeant comme naturel ce qui devient archaïque, Nora Barbier montre ensuite que si la définition des genres est aujourd'hui plus fluctuante et qu'elle semble davantage relever de critères historiques et sociaux, c'est de la conscientisation de son caractère mouvant que va pouvoir émerger une possibilité pour l'homme de se penser féministe. Ouf, tout n'est pas perdu !
Ce petit livre est le réagencement d'un travail de recherche effectué en 2013 pour le département d'études féminines et d'études de genre de Paris 8. Evidemment, depuis, beaucoup d'encre a coulé et cette question a été abordée sous de multiples aspects. J'ai malgré tout été surprise que l'angle abordé par ce mémoire se limite à une philosophie politique et sociale. Ca et là, la question de la sensibilité affleure mais reste allusive.
Peut-être que mon point de vue est trop orienté par les différentes lectures que j'ai faites ces dernières années et par la nature des débats postérieurs à ces écrits. Néanmoins, j'ai du mal à considérer la question de la masculinité, tout comme celle de la féminité, comme un phénomène uniquement social, dont on n'interrogerait pas les retentissements sensibles dans un éprouvé corporel. Non pas que le rapport de soi à son corps suffise à dire ce qu'est la masculinité ou la féminité. Non pas plus qu'on y trouve quoi que ce soit de « naturellement » binaire qui épuiserait le débat (tout corps et tout regard sur le corps est essentiellement construction sociale, mouvante, historicisée, faite d'incessants va et vient entre éprouvé et représentation). Mais, en plus de l'analyse structurelle des interactions sociales comme éventuel espace propice à la prise de conscience des représentations que l'on se forge sur ce qu'est la masculinité ou la féminité, en plus de cette analyse structurelle disais-je, il me semblerait intéressant qu'une perspective phénoménologique puisse fonder une deuxième base à partir de laquelle explorer aussi la problématique. Que cela tisse entre ces deux pôles un faisceau d'hypothèses et d'échos. En cantonnant la réflexion à un seul prisme socio-politique, on désincarne la question. Et on se prive, à mon sens, d'outils indispensables pour penser ces notions.
Enfin, le caractère forcément scolaire d'un mémoire universitaire colore ce travail d'une dimension un peu artificielle qu'allège modérément la mise en scène de l'essai par les incursions d'un choeur ou d'une narratrice à distance. On a l'impression que tout et n'importe quoi aurait pu être décortiqué par cet esprit brillant et qu'il ne s'agit finalement que de manier élégamment les concepts. En les éclairant sous différents angles, on parvient à les faire osciller et à ce que jaillisse une perspective nouvelle. C'est intéressant et c'aura eu le mérite temporaire de me sortir de mon inertie intellectuelle. Mais ça reste très cérébral. A distance du réel.