"Après tout depuis que le monde est monde, nous nous mangeons les uns les autres. Quand ce n'est pas symboliquement, nous nous dévorons littéralement."
Cannibalisme : comportement qui consiste à manger les individus de sa propre espèce (nous ferons ici la différence avec l'anthropophagie).
Et si tel était notre devenir : consommer notre propre chair. le cannibalisme ne serait-il pas le prix à payer pour toutes nos années de carnivorisme effréné, toutes ces années passées à dévorer et à nous régaler de la chair carnée des animaux de notre écosystème ?
"Si tous les abattoirs avaient des murs en verre, tout le monde serait végétarien". Cette citation postée récemment par Snail11 sensibilise à l'urgence de prendre soin de notre planète et de l'espèce animale, elle fait funestement écho à la réflexion qui émane de ce tout premier roman d'
Agustina Bazterrica.
Bien évidemment, il n'y a pas de murs en verre sur l'un des nombreux abattoirs dans lequel travaille Marcos Tejo, le personnage principal de ce roman, et le monde est loin, très loin même, d'être devenu végétarien, oh que non, il mange sa propre chair, la chair de ses semblables !
Comment le monde que nous décrit
Agustina Bazterrica a-t-il pu en arriver à une telle extrémité ?
Des humains triés, sélectionnés et élevés pour remplacer les animaux comestibles qui ont tous été décimés par un virus après la GGB (la Grande Guerre Bactériologique) ; des humains prêts à être consommés (comme nos poulets de batterie ou label rouge) sous l'appellation certifiée conforme de "viande spéciale", "bavette spéciale", "côtelettes spéciales" car oui, tout est bon chez l'humain quand il arrive pour être traité et subir l'ignoble processus de transformation sur les lignes d'abattage de la société KRIEG, située quelque part en Argentine ou ailleurs, pour laquelle Marcos Tejo officie en tant que bras droit de son dirigeant.
Chaque jour qui passe, il supervise, il sélectionne ces hommes, ces femmes, pour n'en garder que le meilleur : la femelle PGP (Première Génération Pure), élevée en captivité sans avoir subi aucune modification génétique (cela ne vous rappelle rien ?). Puis il y a les autres, les laitières, les gestantes, les non-gestantes, les mâles excitateurs, les obèses (gavés comme des oies, vendus à des abattoirs spécialisés dans le traitement de la graisse), certaines "têtes" comme il les appelle, seront quant à elles destinées à l'élevage pour la transplantation d'organes ou pour la fabrication de sacs et de chaussures pour madame.
Marcos Tejo est un homme sombre, taciturne, il porte sa douleur et son histoire familiale comme on porte un fardeau. Il n'attend plus rien de la vie. Comment pourrait-il en être autrement quand on a perdu un enfant et que l'on ordonne chaque jour qui se lève la mise à mort de son semblable et que l'on porte en permanence sur soi l'odeur âcre du sang, l'odeur de la mort.
Mais la vie de Marcos Tejo va prendre une tournure des plus inattendues : en recevant pour cadeau une femelle PGP, il va commettre l'impensable car finalement ne lui offre t'on pas là le moyen de pouvoir réparer le passé ?
La vision de l'autrice est brillante, son récit fascine comme il répulse. L'écriture est incisive et dissèque sans le moindre détour l'inconcevable, l'indicible. Car qui pourrait supporter de vivre dans un monde où l'on peut élever une "tête" à sa guise, chez-soi, et la consommer petit bout par petit bout alors qu'elle est encore vivante ? Un monde dans lequel les chasses à l'homme sont autorisées et même très prisées des gens de la haute, un monde laissant libre cours à l'hypocrisie et aux pires formes de déviances qui soient...
En nous livrant cette dystopie remarquable
Agustina Bazterrica pointe du doigt le carnivore qui est en nous. Les atrocités qu'endurent les humains tout au long de son récit ne sont que le reflet de ce que nous faisons subir aujourd'hui aux animaux que nous consommons. Elle nous rend la monnaie de notre pièce, elle nous confronte à nos propres crimes et pour cela elle nous sert directement sur un plateau le châtiment sur mesure qui sonne comme un retour à l'envoyeur. Et cerise sur le gâteau, elle nous offre un final inattendu. Bravo !
* Je remercie HundredDreams grâce à qui j'ai découvert l'autrice.