J’ai saigné. Mon bras a saigné, mais il ne saigne plus. Je sors le matin quand je pressens que le bonheur d’un monde frais, fort, inondé de l’encre d’une nuit capricieuse, peut supporter une chose aussi mal vécue que moi. J’ai besoin d’une nouvelle grammaire sinon je n’irai pas plus loin, seul le conditionnel me permettrait de me glisser dans le dicible. J’écrirais des phrases avec des majuscules au début et des points à la fin, avec des mots, des vrais enfin. On me l’aurait conseillé. Quelques os bringuebaleraient pour tenir les abîmes, leur donner squelette encore, autant qu’imaginable. Je finirais en déambulateur, dans un déambulatoire, le moment venu. En attendant l’asile libérateur il faudrait encore tenter, toujours tenter, mal tenter ; la tentation, seule échappatoire des comme nous, des invécus, des pas morts ni vivants.
Les tombeaux sortiraient de l’étang. De la forêt monterait la complainte noire des pins recourbés et veufs. Un sifflement mauvais traverserait un monde aux abîmes, baigné dans un sang noirâtre. La poubelle que le vieux venait de sortir virevolterait, s’arrêtant en plein vol dans un ciel trop limpide, trop innocent pour faire voûte au désastre.
Le conducteur sortirait à quatre pattes de la carcasse alors que le corps de l’accidenté percerait la haie de fusains. Coupable et victime deviendraient des invécus, leur accident désormais les unirait, les confondrait dans un magma de métaphores et de mensonges, vie et mort s’entrecroiseraient comme dans un jeu de miroir. Voir clair s’apparenterait à un crime. Naître complètement relèverait de l’impossible.
Le corps atterrirait dans un joli massif de roses, sa distorsion imprimerait des stigmates asymétriques dans la terre lourde qui bientôt seraient invisibles à l’œil nu. Le massif aurait été remplacé par une large bande de gazon sans ornement, tout comme auraient été rasés les quelques moignons de la haie qui subsisteraient après l’accident, le bouleau à côté du pavillon aurait été abattu. La veuve aurait vendu le pavillon au plus vite, quittant le village de l’oppression mutique, n’emportant qu’une liasse de feuilles comme seul bagage, longue lettre que le jeune conducteur lui aurait adressée ; ruine langagière de laquelle pousseraient quelques fleurs chétives d’un vécu effrayant.
Le mardi 13 novembre 2018, la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris - www.charybde.fr ) avait la joie d'accueillir Andreas Becker, Denis Lavant et Brigitte Mougin pour une lecture exceptionnelle d'extraits de "L'effrayable", de "Nébuleuses" et de "Les invécus", les trois romans d'Andreas Becker tout récemment réédités aux éditions d'En Bas.