AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de HordeDuContrevent


Lorsque l'ombre grignote peu à peu la lumière ou l'histoire kafkaïenne d'une déchéance.

Ce deuxième volet de la trilogie beckettienne est une pure merveille. L'étau se resserre autour de Molloy, qui se fait appeler ici Malone - peu importe le patronyme, il semble en changer régulièrement, plus jeune, lorsqu'il se raconte, n'est-il pas Morand voire Micmann ? –. A l'errance interminable commençant par la claudication puis la reptation dans les bois, pour finir par la paralysie de Molloy amené alors dans le lit de sa mère, répond ici le clouage définitif du vieil homme grabataire dans ce même lit. « Molloy » donnait à voir le mécanisme progressif de la déchéance, ici notre homme est totalement impotent et grabataire. Il a oublié la propriétaire précédente du lit, sa propre mère, et attend la mort en s'inventant des histoires. L'inconscient refait surface par moment, de façon touchante et troublante, pour contrer cet oubli maternel dans ce lit d'agonie, lorsqu'il sent confusément en ses draps un terreau familier dans lequel frétillent ses racines originelles.

« Il y a des moments où j'ai le sentiment d'être ici depuis toujours, peut-être même d'y être né. Cela expliquerait beaucoup de choses. Ou d'être revenu ici après une longue absence. Mais c'est fini les sentiments, les hypothèses ».

« Malone meurt » est le monologue intérieur du narrateur qui, pour combler le temps qui le sépare de sa mort prochaine, raconte à la première personne ce qui lui passe par la tête en un flux de conscience tortueux comme je sais tant les apprécier (même si pour moi le maître en la matière reste Antonio Lobo Antunes), constitué d'inventaire à la Prévert des biens en sa possession qui gisent dans la chambre, de ses sensations physiques et psychiques, de commentaires sur son propre récit au lecteur qu'il interpelle directement, d'ironie sur son état et sa façon de se raconter, d'interruptions brutales de phrases pour donner son impression, de reprises, de digressions, de sauts d'une idée à l'autre, de phrases courtes, de phrases longues accumulant les participes présents, de mélange de langage écrit et de langage parlé.

Fait notoire, ce monologue est écrit au fil de son déroulement car le vieil homme a en sa possession un cahier (est-il vraiment à lui, ce n'est pas certain) et un court crayon de bois, « un petit Vénus vert à cinq ou six faces, et taillé des deux bouts, et si court qu'il y a tout juste la place, au milieu, pour mon pouce et les deux doigts suivants, ramassés en étau. Je me sers des deux pointes tour à tour, en les suçant souvent, j'aime sucer. Et quand elles s'émoussent je les dégaine avec mes ongles qui sont longs, jaunes et affûtés et se cassent facilement, par manque de chaux ou de phosphate peut-être… ».
Il écrit et se regarde écrire, sait que l'écriture comporte sa part d'enjolivement du réel, il le souligne à maintes reprises. En ce sens, Malone meurt est une ode à l'écriture et à son pouvoir salvateur. Malone raconte des histoires à lui-même, les écrit, et atteint ainsi une forme de sérénité durant cette agonie tout en soulignant combien la condition humaine, malgré cela, est vaine et absurde.
Nous ne savons jamais si ce qu'il nous raconte est pure invention, délire sénile, véritables histoires de son passé, les questionnements en tout cas restent les mêmes que ceux de Molloy dans le tome précédent et concernent la vie, la mort, l'amour, l'absurdité de la condition humaine, les difficultés de la vie en société…

« Si je me remets à vouloir réfléchir je vais rater mon décès ».

La chambre semble terne, grise, ce d'autant plus qu'elle n'a aucune lampe ni bougie, avec cette unique fenêtre en face de laquelle se trouve un autre appartement. Quelques scènes sont parfois entrevues et devinées derrière les rideaux. Une aide extérieure semble venir, une fois par jour au mieux, pour lui donner une soupe et vider son pot de chambre, le tout entreposé près de la porte sur une table à roulette, sans se faire voir, de façon anonyme et invisible. Malone doit ensuite tirer à lui, au moyen d'un bâton affublé d'un harpon, assiette et pot de chambre (déjà dans Molloy, nous avions vu l'importance du bâton puis des béquilles, des objets fétiches sont ainsi présents d'un livre à l'autre et permet de suggérer que Malone est bien Molloy…) Seuls quelques bruits de la rue ou des autres appartements, l'ingurgitation de sa soupe et l'évacuation de ses excréments, lui permettent de se persuader qu'il n'est pas encore mort, chose pas si évidente à appréhender pour lui qui ne voit absolument personne. Cet état de fait est propice à la divagation, à la pensée, aux histoires et à l'observation de cette pièce qui semble par moment représenter les limites de son propre cerveau, limites contre lesquelles sa raison se cogne…

J'ai trouvé formidable la façon dont Malone sent vibrer l'ombre, comme si elle était vivante, la sent rôder et avaler la lumière. Cela donne par moment des tableaux de toute beauté et d'une réelle profondeur à l'image de ceux de Friedrich David Caspar qu'il cite d'ailleurs dans son récit. L'ombre gagne tellement le terrain qu'elle en acquiert la clarté de la mort, celle des parties du corps qui se décolorent lorsque le sang se retire, la clarté des os également…Je vois ce que veut dire Malone, vous savez lorsque vous fixez très longuement le même endroit, un peu dans la pénombre et que vos yeux semblent voir les choses telles des photos en négatif, les noirs se transformant en un blanc glabre et inquiétant, visions éphémères et gothiques…

« C'est le même gris qu'auparavant, qui par moments étincelle littéralement, puis se trouble et faiblit, s'épaissit si l'on préfère, au point de tout cacher à mes regards sauf la fenêtre qui semble être en quelque sorte mon ombilic et dont je me dis que le jour où elle aussi s'éclipsera je saurai peu près à quoi m'en tenir ».

Si ce récit comporte certes un peu moins d'humour que Molloy (hormis les scènes d'amour avec Moll qui sont vraiment jubilatoires) et est surtout moins délirant et absurde, moins surprenant dans ses trouvailles, moins dérangeant quant à ses allusions anales il faut le dire, je l'ai trouvé cependant plus profond quant à son art d'argumenter jusqu'au délire métaphysique. Je l'ai aussi trouvé plus simple d'accès et sa lecture a été faite quasiment d'une traite tant il est prenant.

Une citation pour vous convaincre tout de même de l'humour décapant de Beckett :
« Il éloigna le visage de Moll du sien sous prétexte de vouloir inspecter ses boucles d'oreilles. Mais comme elle se disposait à revenir à la charge il l'arrêta à nouveau, en demandant à tout hasard, Pourquoi deux Jésus ? Avec l'air de trouver qu'un seul suffisait largement. A quoi elle fit l'absurde réponse, Pourquoi deux oreilles ? Mais elle se fit pardonner un instant plus tard, en disant, avec un sourire (elle souriait pour des riens), D'ailleurs ce sont les larrons, Jésus est dans ma bouche. Ecartant alors ses mâchoires et ramenant entre pouce et index sa lippe vers sa barbiche elle découvrit, rompant seule la monotonie des gencives, une canine longue, jaune et profondément déchaussée, taillée à représenter le célèbre sacrifice, à la fraise probablement. Je la brosse cinq fois par jour, dit-elle, une fois pour chaque blessure. de l'index de sa main libre elle la tâta. Elle branle, dit-elle, j'ai peur de me réveiller un de ces quatre matins en l'ayant avalée, je ferais mieux de la faire arracher. Elle lâcha sa lippe qui reprit instantanément sa place avec un bruit de battoir ».

Ce livre profond, drôle, touchant, étonnant, acide, déroutant, n'est pas l'écriture d'une aventure mais bien l'aventure d'une écriture. Et l'aventure de tout lecteur qui ose se frotter à l'univers beckettien dans lequel vous avez l'assurance d'errer durant d'étonnants voyages immobiles, passant inlassablement de l'ombre à la clarté, de la clarté à l'ombre, errance métaphysique faisant luire votre filet de ciel d'une bien étrange lumière, jamais aperçue auparavant.


Commenter  J’apprécie          8131



Ont apprécié cette critique (80)voir plus




{* *}