C'est ça qu'elle fera. A travers chaque patient, c'est son père un peu qu'elle soulagera (...) Des gestes pour soigner et parfois guérir. Tout lui va, rien ne la rebute. La sensation inédite d'être à sa place lui fait tout drôle.
Pour 9000 francs mensuels, Isabelle se flexibilise comme elle peut, assurant des journées de douze heures, avec alternance trois jours travaillés/deux jours de repos.
Isabelle a connu des répartitions de service stables: matin et soir, jamais les deux en alternance. Sauf lors de ses passages dans le privé, où les deux-huit sont la norme.
Puisque décidément le privé est l'avant-garde des nécessaires réformes structurelles de notre pays conservateur, le public a fini par adopter le système deux-huit. On y gagne en souplesse dans les remplacements au pied levé.
Pour les cas désespérés, soigner se limite à prendre soin. Viser le moindre mal.
La logique comptable n'est hélas pas la seule. Il y a d'autres logiques qui font perdre un temps fou au pays dans sa marche vers la compétitivité et la régénérescence.
Avec la cruauté réglementaire de l'existence, il n'y a pas de position médiane. Il faut la fuir ou la prendre en main. Elle la prendra en main. C'est ça qu'elle fera. A travers chaque patient, c'est son père un peu qu'elle soulagera.
Orientée dans le milieu hospitalier par une cousine secrétaire, elle s'inscrit au concours d'entrée en institut de formation en soins infirmiers. A l'oral on l'invite à traiter le sujet : comment intégrer la notion de dignité humaine dans notre vie quoditienne. Elle le traite.
Son rang parmi les 600 admis lui permet d'obtenir son premier voeu : l'IFSI qui dépend de l'hôpital Paul Brousse, à Villejuif. Isabelle s'y plaît mieux qu'en fac et c'est peu dire. L'effectif de moins de cent élèves humanise les cours, et pour le coup elle a soif d'apprendre. Dans le domaine, tout l'intéresse. Faire une toilette, prendre une tension, bouger un hémiplégique, changer un pansement, poser une sonde naso-gastrique. Des gestes pour soigner et parfois guérir. Tout lui va, rien ne la rebute. La sensation inédite d'être à sa place lui fait tout drôle. Les stages successifs l'aident à mieux circonscrire son lieu de plénitude...
Au fil des années, elle se découvrira peu bavarde avec les patients. Les écoutera s'ils se confient, mais d'une oreille seulement, concentrée sur ses gestes, à rebours de certaines aides-soignantes douées pour alimenter la conversation mais plus lentes dans l'exécution des protocoles techniques. Isabelle pense qu'on fait bien ce métier si on a le sens des priorités. Les mains avant la bouche.
Dans la pratique il existe un diagnostic infirmier, lequel détermine la nature du soin infirmier à prodiguer. Le repérage d'une anxiété motive la mise en place de plages d'écoute ou de massages, un risque de constipation appelle des précautions spécifiques, etc. Autant de symptômes qui s'observent et s'analysent sans consulter le médecin. Au cas où l'initiative lui est rapportée, il valide sous réserve que son inférieure ne prétende pas établir un diagnostic, car le diagnostic est la prérogative du médecin.
Au fil des années, la pratique a fait jurisprudence, et certains actes médicaux sont passés dans le domaine de compétence des infirmières. Par exemple les gaz du sang, qui quantifient le taux d'oxygène. Comme les infirmières ne sont pas habilitées à piquer dans les artères, il a fallu que cette pratique se développe et que les médecins débordés souhaitent s'en décharger sur les infirmières dès lors habilitées à piquer dans les artères. Reste que la plupart des actes infirmiers ne sont pas actés. C'est-à-dire quantifiés. C'est-à-dire pris en compte dans la rémunération. Ils relèvent du zèle désintéressé et admirable. De l'immémorial esprit de sacrifice des femmes. C'est le passif bénévole d'une fonction pour laquelle les premières formations diplomantes datent des années 1940, pas avant. Jusqu'à récemment, le personnel soignant était essentiellement composé de bonnes soeurs. C'est resté dans la tête des gens. L'épicier a un crayon sur l'oreille et l'infirmière des cornettes.
Comme des nurses.
Nourrices, en français.
Peut-être que la représentation collective changera avec la hausse prévisible du nombre d'hommes dans les rangs infirmiers. L'enseignement et d'autres professions se sont déclassés en se féminisant ; elle est permis de parier sur le mouvement inverse dans les métiers du soin.
D'ici là les infirmières en grève continueront à écrire "ni bonnes ni connes ni nonnes" sur leurs banderoles. Et martèleront que leur métier n'est pas un sacerdoce mais un métier, avec des compétences, une expertise, des gestes quantifiables qui méritent salaire. Rétribuées en bonté divine, les bonnes soeurs ne comptent pas leurs efforts. Prosaïquement payée en euros, Isabelle les compte.
Quand tout est perdu, on ne peut jamais être sûr qu'il n'y a plus rien à perdre.
Dans l'air flotte quand même un fumet de fausse démocratie. De choix induit.
Les médecins n'aiment pas écrire, c'est pourquoi ils le font vite et mal. Un médecin qui écrirait bien n'aurait pas une écriture de médecin.