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Critique de gavarneur


J'ai été enthousiasmé par ce roman, qui est très drôle tout en étant documenté et même instructif. Il se présente d'abord comme un polar, la mort accidentelle de Roland Barthes étant considérée comme un meurtre qui va en entraîner bien d'autres et une enquête policière atypique.

Laurent Binet ajoute à cette trame policière une reconstitution du début des années 1980, avec comme sommet le débat télévisé entre Giscard et Mitterrand. Il nous dresse le portrait de l'intelligentsia et des figures politiques parisiennes, peint les luttes politiques sanglantes en Italie et un monde universitaire américain. Bien documenté et quasi vraisemblable, il accumule canulars et caricatures, dans un bain souvent très sex, drugs and rock&roll.
Les cercles politiques proches de Giscard et Mitterrand sont peints en quelques conversations où en peu de phrases Ponia, Fafa, Lang etc paraissent aussi vrais que nature, mais dont les raccourcis et quelques notations de contexte font une narration hilarante en simplifiant à outrance leurs motivations.
Le vrai héros du roman est peut-être le langage, c'en est au moins le sujet. Politiques et intellectuels voudraient le maîtriser grâce à une septième fonction imaginaire, sortie d'une théorie linguistique cachée que tous s'arrachent, prêts aux pires crimes pour sa possession. Les linguistes et sémioticiens sont au premier rang, les rhéteurs, orateurs, littérateurs, provocateurs (Hallier, Sollers), et débatteurs (politiques ou pros de l'éloquence) les poursuivent. Tous font l'objet de caricatures, où il y a besoin de peu de déformation (sauf pour Sollers qui est l'objet de moqueries incessantes et BHL écrasé de mépris silencieux) : beaucoup de raccourci et un peu d'exagération suffisent à me faire rire franchement. Il s'agit d'une période où j'étais jeune adulte et dont je me souviens de faits parfois anecdotiques (tout de même, est-il anecdotique qu'Althusser tue son épouse dans une crise de démence?), et je ne suis pas sûr que des lecteurs plus jeunes en profitent aussi bien. (J'ai quand même révisé : la gare de Bologne ne m'a pas immédiatement rappelé un attentat fameux, je ne l'ai vu venir qu'avec peu d'avance sur le récit).

Après le polar et le portrait de classe, une troisième couche de sens est introduite par un jeune universitaire dont le policier s'est adjoint les services, tellement le monde du structuralisme lui est étranger. Nous bénéficions de ses explications, d'extraits de cours, de lectures et de colloques (dont certains tournent de nouveau à la caricature, sans pour autant cesser d'être instructifs). Ici encore, ma position est privilégiée : je me suis assez intéressé à la linguistique et assez peu à la sémiotique pour me sentir à l'aise dans ces explications et en apprendre beaucoup, mais il me semble que de plus profanes ou plus experts en profiteront bien aussi, apprenant plus sur le fond ou riant plus du mode de présentation.

Le quatrième thème est absolument enchanteur : comme dans HHhH, Binet ne se contente pas d'écrire, il nous fait réfléchir à cette action d'écriture. Il s'interroge sur la liberté de l'écrivain. Il n'a pas peur (malgré les exhortations de son éditeur, explique-t-il ailleurs) de donner un autre sens au meurtre commis par Althusser, à en inventer d'autres parmi les personnages célèbres, dont certains ont heureusement survécu bien après (Derrida, Searle...). le jeune universitaire, héros apparent du récit, revenant sur la totale improbabilité de ce qui lui arrive, conclut que de telles coïncidences ne sont possibles que dans un roman : ce passage est extrêmement jouissif, il a d'ailleurs été recopié plusieurs fois sur ce site, allez voir. Bref, Binet s'amuse encore à penser, tricote ses personnages de couches de réel et de fiction, et nous invite, admirant cet écheveau, à nous demander : qu'est-ce que la littérature ?

J'espère que je n'en dévoile pas trop en concluant : le troisième héros est Umberto Ecco, roi du langage en théorie et en pratique, qu'on nous donne à admirer, sans trop se moquer de lui sauf un jeu de mot facile mais amusant, sur son nom.

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