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sur 1210 notes
L'éclate absolue!

Quel romaniste, quel linguiste, quel philologue n'a pas rêvé dans son moi le plus intime, dans son for le plus intérieur, dans son jardin le plus secret, de mettre aux prises les descendants de Jakobson dans un jeu de massacre bien ordonné et de les envoyer se faire ...lanlaire avec les fonctions référentielle, expressive, phatique, métalinguistique, conative (non, ce n'est pas une grossièreté!) et enfin poétique du langage...quitte à en imaginer une septième, de fonction, qui les sublime toutes: la fonction "magique" qui confère à son utilisateur la maîtrise absolue dudit langage.

Le pouvoir par le verbe. L'arme de séduction massive, la bombe H (HhH) des politiques aux dents longues...ou limées!!

Grâces soient rendues à Laurent Binet qui dans ce thriller parfait, tordant, bourré de malice, truffé de pastiches, sautillant gaiement d'une citation détournée à une allusion épicée, nous mène grand train dans le microcosme allumé des structuralistes en pleine déconfiture!

Voyons plutôt les protagonistes :

-à ma gauche, l'élite intellectuelle de l'époque: Barthes, fraîchement écrasé- mais est-ce bien un accident, cette camionnette conduite par un Bulgare qui roule si visiblement les rrr qu'on ne peut ignorrrrer son orrrrigine?- Foucault, chaudement sorti des back doors des saunas qu'il affectionne ( une des scènes les plus hilarantes du livre, qui n'en manque pas!!) - Kristeva, sacrificatrice aux yeux noirs, Sollers, bouffon pathétique et cocasse -ah, ah, oh oh, - sautant du coq à l'âne sans effort et sans vergogne ( zeugma)- BHL, (mais oui, BHL: "Le lecteur, glisse Binet, s'étonnera peut-être de la présence de BHL mais déjà à cette époque, il est dans tous les bons coups" , et quand il ne veut pas se faire remarquer -rareté!- il déboutonne une chemise noire, incognito...). J'allais oublier Althusser qui rêve d'étrangler sa femme...et va bientôt passer aux actes, Derrida qui fait cavalier seul, Deleuze, le sémillant sémiologue, maître Ecco, grand ordonnateur de débats rhétoriques digitophages ( comprenne qui lira...), sur fond d'attentat fasciste en gare de Bologne... Rien que du beau linge, on vous dit!!

-à ma droite, les politiques : Giscard , tout chuintant de suffisance aristocrate et auvergnate, mais pas sûr de battre encore une fois le candidat malheureux de la gauche, aux dents pas encore limées: Mitterrand, cet "homme du passé" qu'il a si bien mouché aux élections précédentes...

Voilà pour ceux que l'on a déjà "vus dans de précédents épisodes "et qu'on reconnaît au passage, pour notre plus grande délectation..

Mais il y aussi les deux enquêteurs- on vous l'a dit, c'est un polar, il y a mort d'homme- le couple classique des policiers, Double-Patte et Patachon, le petit méchant et le grand gentil, le bas-du-front -presque -national et le sémiologue distingué , assistant à Vincennes. Il y a celui qui devient un as du Rubikube et celui qui décode signes et faux-semblants avec la dextérité d'un Sherlock Holmes...

Double enjeu:
-qui mettra la main sur le billet où Barthes a consigné cette 7ème fonction mythique que tous recherchent et qui déclenche une avalanche proprement impressionnante de morts violentes dans le Landernau structuraliste?
-qui gagnera les élections présidentielles de 81?

D'accord, ce deuxième suspense n'en est plus un pour nous...mais quelle formidable idée d'avoir mêlé l'un à l'autre...et de voir les rivalités intellectuelles et politiques régies par la même sauvagerie, la même soif de reconnaissance, les mêmes dévouements zélés ou serviles...

J'avais déploré dans HHhH que Binet se soit un peu emmêlé les pinceaux dans le récit et le méta-récit, pour reprendre le jargon structuraliste à l'honneur, mais ici l'ironie ne nuit en rien à la poursuite de l'intrigue, elle s'y intègre merveilleusement au contraire: on se régale, on rit, on est épaté de tant de pertinence et d'impertinence, ravi de revisiter sur le mode parodique ces "maîtres-penseurs" des années 80, de parcourir avec alacrité et une joyeuse férocité les grands événements politiques de ce début de décennie...

Un livre formidable de drôlerie, d'intelligence et d' inventivité!!

J'ai vraiment adoré (fonction expressive ou émotive) et je vous le recommande chaudement (fonction conative), si vous voyez ce que je veux dire (fonction métalinguistique)?
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Quelle déception ! Mais quelle déception !!
Et pourtant, je vous assure, tous les ingrédients étaient là pour me le faire aimer, ce livre :
- L'enthousiasme débordant de François Busnel (« Gourou de la lecture, dis-moi ce qui manque à ma PAL ? Quelle petite perle d'inventivité m'as-tu dégotée dans cette montagne immense des nouveautés de la rentrée littéraire 2015 ? Dis-moi quel sera le nouveau compagnon de mes nuits d'insomnie ? »)
- L'éloge de Baptiste Liger dans le numéro de septembre de Lire : rythme effréné, approche ludique d'un sujet au combien théoriquement pointu, duo de choc qui fait mouche, Venise, Foucault, Mitterrand, Eco, et bien d'autres... enfin, la moitié de ça aurait suffit à mettre l'eau à la bouche de la lectrice curieuse et avide que je suis ! (« Doucement Dixie, pense à tes chevilles ! »)
- La sémiologie ! Ah ! Que de souvenirs de l'époque bénie où je trainais mes Kickers bi-color rose bonbon/bleu roi et mes jeans râpés sur le perron de la Fac ! Saussure, Peirce, Jakobson... : Attendez-moi ! J'arrive pour la piqure de rappel ! (« Attention là ! J'avoue ! Rien à dire ! J'ai eu ma piqure ! Et j'ai pas moucheté !! Chapeau bas, Monsieur Binet !»)
- les 70 premières pages, où je me suis délectée de toutes les promesses de cette 7ième fonction, en frétillant à l'idée de tenir là, une « bombe » (dixit mon post du club de lecture « pioche dans ma PAL » qui a permis à Myriam de me choisir ce dernier né de Binet.)

Heureuse Lectrice ! Heureux lecteur ! Toi qui a apprécié la 7ième fonction du langage de Laurent Binet ! Comme j'aurai aimé, moi aussi, brandir mes 5 étoiles, allez ! Je me serais contentée de 4 ! (parfois, il faut avoir le triomphe modeste...) ! Comme j'aurai aimé venir vous parler avec emphase et contentement de ce précieux moment de lecture !
Nenni ! Je reste là, comme une étudiante raillée par le professeur du haut de sa chaire, blême et déconfite de s'être plantée !
Car voilà ! Tout est retombé comme un soufflet ! Trop de longueurs, trop d'insistance sur les travers des VIP de l'intellect transformés en personnages fictifs (quoi que ?) et encore tellement de choses si subjectives que je ne vais pas épiloguer.

En conclusion je dirais : le dernier Binet, c'est « à la folie » ou « pas du tout » ! D'aucuns disent que c'est souvent le signe des grands... Signe, Folie, Tout, Dernier : Vous me suivez ?
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Je vous parle d'un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître.... L'année 1980. Björn Borg, Mourousi, une cassette de Supertramp, une bouteille de Banga, les R16 mais surtout, une pléiade de penseurs français dominant le champ intellectuel. Branchez votre Walkman et débutez ce « Retour vers le futur » au sein des eighties…

« La septième fonction du langage » se présente à la fois comme un pastiche du genre policier, un exposé sur les différents courants de pensée de la « French theory » et une réflexion sur le roman et le langage. le 25 février 1980, Roland Barthes au sortir d'une repas avec François Mitterrand, est renversé par une camionnette alors qu'il transportait - peut-être - un document sur la septième fonction du langage, une fonction qui permet de convaincre n'importe qui de n'importe quoi. Ce document a donc une importance capitale qui suscite bien des convoitises. Un duo improbable va enquêter sur ce document disparu. Jacques Bayard, commissaire des Renseignements généraux, est chargé de mener une enquête de routine pour voir si un élément dans ce drame peut compromettre le candidat socialiste probable. Bayard a tout du beauf de Cabu, le physique et les opinions. Perdu dans les méandres de ces théories et dans la faune de l'intelligentsia parisienne, il va quérir l'aide d'un étudiant de la fac de Vincennes, Simon Herzog, qui prépare une thèse de linguistique. L'affaire se corse, l'histoire s'épaissit et le roman prend les allures du film « le grand blond avec une chaussure noire » : affrontements de services de renseignements rivaux, sociétés secrètes, énigme policière... L'enquête se mue en quête, si tout le monde cherche un document secret, tout n'est que prétexte à une initiation aux théories du langage. Car dans ce roman, le véritable héros est le langage et ses pouvoirs.

Le roman est aussi une plongée dans le milieu intellectuel du début années 80. Il y a pléthore de penseurs à cette époque : Foucault, Lacan, Bourdieu, Derrida, Althusser, Barthes, Lévi-Strauss, Deleuze, Guattari, le jeune Bernard-Henri Lévy , le couple Sollers & Kristeva, etc. On retrouve également des hommes politiques : le Président Giscard accompagné des deux Michel : Poniatowski et d'Ornano ; Mitterrand, pas encore candidat, et sa garde rapprochée : Lang, Moati, Fabius, Attali, Debray, Badinter. Laurent Binet traite toutes ces personnalités sous le trait de la caricature, les petits défauts sont agrandis au centuple. C'est souvent efficace, drôle, irrévérencieux, parfois non. Dans cette histoire, si Althusser étrangle son épouse, Hélène, ce n'est pas dans un accès de démence, mais c'est parce qu'elle a jeté par mégarde une copie de la « septième fonction ». Il est vrai qu'avec Laurent Binet, la frontière entre la fiction et la réalité est souvent floue. Il joue avec ses personnages, fictifs ou réels, vivants ou morts, et n'hésite donc pas à détourner des faits avérés d'une biographie. L'événement qui lance le roman en est la preuve. Si Barthes a bien été victime d'un accident de la circulation, l'auteur y voit une faille dans laquelle projeter ses hypothèses et un début d'intrigue. La fiction est grossie et veut apparaître en tant que telle. L'auteur joue avec ses personnages fictifs, principalement Simon, qui prend parfois conscience d'être enfermé dans un roman, sentiment si angoissant qu'il en arrive à défier son romancier/créateur. le roman est rédigé sous le patronage d'Umberto Eco dont il reprend le terme de « surnuméraire ». Les personnages ont une existence fictive mais non réelle, même s'ils sont inspirés de personnalités réelles…

« La septième fonction du langage » un roman brillant, léger et érudit, qui a le mérite de divertir son lecteur en dissertant sur l'illocutoire et le perlocutoire. C'est la nostalgie d'une époque où les intellectuels étaient à l'avant-garde de la pensée, où les débats étaient nombreux et riches.C'est aussi un rappel sur les pouvoirs du langage et ses dangers : (Renaud cite Binet qui fait parler Eco qui fait parler Machiavel...) ""Machiavel explique au Prince que ce n'est pas par la force mais par la crainte qu'on gouverne, et ce n'est pas la même chose : la crainte est le produit du discours sur la force. Allora, celui qui maîtrise le discours, par sa capacité à susciter la crainte et l'amour, est virtuellement le maître du monde.""

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J'ai été enthousiasmé par ce roman, qui est très drôle tout en étant documenté et même instructif. Il se présente d'abord comme un polar, la mort accidentelle de Roland Barthes étant considérée comme un meurtre qui va en entraîner bien d'autres et une enquête policière atypique.

Laurent Binet ajoute à cette trame policière une reconstitution du début des années 1980, avec comme sommet le débat télévisé entre Giscard et Mitterrand. Il nous dresse le portrait de l'intelligentsia et des figures politiques parisiennes, peint les luttes politiques sanglantes en Italie et un monde universitaire américain. Bien documenté et quasi vraisemblable, il accumule canulars et caricatures, dans un bain souvent très sex, drugs and rock&roll.
Les cercles politiques proches de Giscard et Mitterrand sont peints en quelques conversations où en peu de phrases Ponia, Fafa, Lang etc paraissent aussi vrais que nature, mais dont les raccourcis et quelques notations de contexte font une narration hilarante en simplifiant à outrance leurs motivations.
Le vrai héros du roman est peut-être le langage, c'en est au moins le sujet. Politiques et intellectuels voudraient le maîtriser grâce à une septième fonction imaginaire, sortie d'une théorie linguistique cachée que tous s'arrachent, prêts aux pires crimes pour sa possession. Les linguistes et sémioticiens sont au premier rang, les rhéteurs, orateurs, littérateurs, provocateurs (Hallier, Sollers), et débatteurs (politiques ou pros de l'éloquence) les poursuivent. Tous font l'objet de caricatures, où il y a besoin de peu de déformation (sauf pour Sollers qui est l'objet de moqueries incessantes et BHL écrasé de mépris silencieux) : beaucoup de raccourci et un peu d'exagération suffisent à me faire rire franchement. Il s'agit d'une période où j'étais jeune adulte et dont je me souviens de faits parfois anecdotiques (tout de même, est-il anecdotique qu'Althusser tue son épouse dans une crise de démence?), et je ne suis pas sûr que des lecteurs plus jeunes en profitent aussi bien. (J'ai quand même révisé : la gare de Bologne ne m'a pas immédiatement rappelé un attentat fameux, je ne l'ai vu venir qu'avec peu d'avance sur le récit).

Après le polar et le portrait de classe, une troisième couche de sens est introduite par un jeune universitaire dont le policier s'est adjoint les services, tellement le monde du structuralisme lui est étranger. Nous bénéficions de ses explications, d'extraits de cours, de lectures et de colloques (dont certains tournent de nouveau à la caricature, sans pour autant cesser d'être instructifs). Ici encore, ma position est privilégiée : je me suis assez intéressé à la linguistique et assez peu à la sémiotique pour me sentir à l'aise dans ces explications et en apprendre beaucoup, mais il me semble que de plus profanes ou plus experts en profiteront bien aussi, apprenant plus sur le fond ou riant plus du mode de présentation.

Le quatrième thème est absolument enchanteur : comme dans HHhH, Binet ne se contente pas d'écrire, il nous fait réfléchir à cette action d'écriture. Il s'interroge sur la liberté de l'écrivain. Il n'a pas peur (malgré les exhortations de son éditeur, explique-t-il ailleurs) de donner un autre sens au meurtre commis par Althusser, à en inventer d'autres parmi les personnages célèbres, dont certains ont heureusement survécu bien après (Derrida, Searle...). le jeune universitaire, héros apparent du récit, revenant sur la totale improbabilité de ce qui lui arrive, conclut que de telles coïncidences ne sont possibles que dans un roman : ce passage est extrêmement jouissif, il a d'ailleurs été recopié plusieurs fois sur ce site, allez voir. Bref, Binet s'amuse encore à penser, tricote ses personnages de couches de réel et de fiction, et nous invite, admirant cet écheveau, à nous demander : qu'est-ce que la littérature ?

J'espère que je n'en dévoile pas trop en concluant : le troisième héros est Umberto Ecco, roi du langage en théorie et en pratique, qu'on nous donne à admirer, sans trop se moquer de lui sauf un jeu de mot facile mais amusant, sur son nom.

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Alors là, je dois dire que je n'avais jamais lu un texte de cette nature ! Intelligent, original, dense et drôle à la fois, il est aussi brillamment maîtrisé que complètement déjanté !

Par où commencer pour vous le présenter ?
Disons d'abord qu'il s'agit d'un hilarant pastiche de roman policier, qui se joue de tous les codes du genre : l'enquête y est menée par un attelage hautement improbable, composé d'un commissaire réactionnaire s'intéressant assez peu à tout ce qui s'apparente à la culture et d'un maître de conférence en linguistique gauchiste enseignant à la fac de Vincennes, embarqué bien malgré lui dans l'aventure. Nous sommes en 1980, Mitterrand est à la veille de gagner les présidentielles, et les sémioticiens tiennent le haut du pavé dans les milieux intellectuels parisiens. Voilà pour le décor.
Quant à la mission confiée à nos deux compères, le commissaire Bayard et Simon Herzog, elle consiste à retrouver l'assassin de Roland Barthes. Car vous croyiez sans doute que l'auteur des Fragments d'un discours amoureux était mort accidentellement... Mais pensez-vous que se faire renverser par une voiture au sortir d'un déjeuner chez le candidat socialiste en passe de remporter des élections historiques peut vraiment être le seul fruit d'un malheureux hasard ?

Laurent Binet est quant à lui doué d'un sens du romanesque et du rocambolesque suffisamment aiguisé pour trouver matière à la plus réjouissante des intrigues policières. Roland Barthes aurait en effet été en possession d'un document potentiellement capable de donner un pouvoir insurpassable à celui qui en prendrait connaissance : il révélerait la nature de la septième fonction du langage, suggérée par Roman Jakobson dans son ouvrage de référence, Essais de linguistique générale, fonction qui permettrait à celui qui la maîtrise de prendre l'ascendant sur son interlocuteur... et sur le monde. La maîtrise du discours, à l'origine était le Verbe : tel est bien le coeur de toute forme d'organisation sociale et de toute prise de pouvoir. C'est bien pour cela que la sémiologie acquit une telle importance dans les années 70-80 : si la rhétorique, qui vise à convaincre, s'exerce depuis l'Antiquité, la sémiotique, qui permet d'analyser et de décoder toute forme d'expression et de création, prétendait enfin lever le voile sur les mécanismes à l'oeuvre et, du coup, de les neutraliser et de n'en être plus le jouet. D'où peut-être une forme d'ivresse du pouvoir des mots (tant il est vrai que le discours de certains sémioticiens est abscons), que Binet met en scène de manière totalement délirante.

Ce document, dont on comprend toute la valeur, va bien entendu exciter la convoitise tant des milieux politiques, qui y voient l'instrument permettant d'établir définitivement leur domination, que des intellectuels qui veulent toucher au plus près du secret de la maîtrise du verbe, au coeur de leur activité.

L'enquête se déroule donc dans ces deux milieux. A l'exception des deux héros, on n'y rencontre que des personnalités existant ou ayant existé, tels Foucault, Derrida, Sollers, Kristeva, BHL, Umberto Eco, mais aussi Jack Lang, Laurent Fabius, Serge Moati, Régis Debray, Mitterrand, Giscard et bien d'autres. Ce qui est d'un premier abord assez déroutant - mais néanmoins extrêmement jubilatoire - c'est que tous ces protagonistes sont traités comme des personnages de pure fiction: contrairement aux conventions généralement admises dans un roman mettant en scène des personnages publics, ils commettent des actes et se trouvent confrontés à des situations dénués de toute espèce de vraisemblance (heureusement d'ailleurs pour Sollers, qui a dû beaucoup souffrir s'il a lu ce livre, et pas uniquement dans son amour-propre !). Et pourtant, malgré tous les excès, grâce à bien des petites touches qui fonctionnent comme des signes, le portrait des différents personnages est saisissant de ressemblance, ce qui n'est pas le moindre des talents de Binet que de parvenir à cet exploit !

Ce qui est particulièrement savoureux avec ce livre, c'est la manière dont il adopte peu à peu une démarche métadiscursive. Tandis que l'intrigue se déroule, le texte s'interroge sur sa propre nature, dans une démarche digne des analyses qu'auraient pu faire les héros de ce livre (et qui n'est pas sans rappeler les écrits d'un certain Pierre Bayard, professeur de littérature... à Paris VIII-Vincennes, tiens, tiens!). Ainsi Simon Herzog finit-il par s'interroger sur lui-même : se trouve-t-il dans la vraie vie ou dans un espace romanesque ? L'auteur va-t-il le tirer du mauvais pas où il se trouve, ou bien sa dernière heure a-t-elle sonné ? Cela ne l'empêche pas de songer qu'«un personnage comme Sollers ne peut exister en vrai» !
Bref, l'auteur joue avec son lecteur avec une habileté dont les quelques mots produits ici ne sauraient totalement rendre compte.
A l'exception peut-être d'une légère baisse de régime vers le milieu du livre, dans la partie où les protagonistes se rendent aux Etats-Unis pour un séminaire, je me suis régalée de bout en bout avec ce livre offrant de nombreux niveaux de lecture. Pour conclure, je dirais qu'au-delà du contexte historique qui fait le cadre de ce roman et de la qualité réflexive de l'exercice, au-delà également de tout l'ancrage théorique qu'il nous permet de réviser, Binet réussit à faire monter une véritable intensité dramatique, ce qui n'était pas donné d'avance.
Un régal de lecture, donc, dont on ressort avec le sentiment d'être plus savant tout en s'étant énormément amusé !

Lien : http://delphine-olympe.blogs..
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Le propos est simple : « l'histoire d'un manuscrit perdu pour lequel on tue des gens ». C'est un sujet bateau qui nous valu le meilleur comme le pire.
Ici , la légitimité est difficilement contestable, puisque le bout de papier précieux qui sera la cause de morts violentes, se réfère à la langue, au pouvoir des mots, à l'art de communiquer. Et qui cela peut-il intéresser, hormis les spécialistes du sujet qui en font leur fond de commerce? Les politiciens bien sûr : la langue comme arme de destruction dans des duels dont l'enjeu est le pouvoir.
Et là où il y a ambition, il y a danger. La mort de Roland Barthes, renversé par une camionnette, ne serait-elle pas un accident banal? C'est curieusement le fait que l'on met un enquêteur sur l'affaire qui change l'histoire. Car cela signifie qu'i y avait anguille sous roche pour ne pas dire congre sous le dolmen…
Et comme notre Bayard n'est pas sans peur ni reproche en ce qui concerne la science du langage, il débauche manu militari un spécialiste, Simon, chargé d'enseignement à Vincennes.

Le lecteur est alors catapulté dans un tourbillon d'actions et de contre-actions, au sein du microcosme que constitue l'intelligentsia (parfois auto-proclamée) des années 80. On côtoie sans émoi Sollers et Kristeva, Althusser et son épouse jusqu'à ce qu'il la tue, mais aussi BHL, sans publier Deleuze, Guattari, Foucault et j'en passe. le clou du spectacle consiste en ces joutes oratoires au cours desquelles s'affrontent les aficionados des lettres. Cela fonctionne comme une société secrète, avec une hiérarchie bien huilée, et un enjeu de taille pour se hisser vers les sommets, mais je n'en dis pas plus sous peine de lever le mystère sur un détail qui a son importance.

C'est à la fois drôle et intelligent. le roman fourmille de détails qui le replace bien dans la période, avec un effet comique et nostalgique (en pleine réunion de travail pour la campagne présidentielle, c'est plutôt rigolo de préciser que « Moatti mange des palmitos »), drôle aussi cette histoire de cendriers atypiques renforce le sentiment de dérision.

Enfin on aime aussi la mise en abîme du personnage qui se bat contre son auteur : « Si ça se trouve, le romancier imaginaire n'a pas encore pris sa décision. Si ça se trouve la fin est entre les mains de son personnage, et ce personnage c'est moi ». C'est à un degré moindre la technique qui avait été utilisée pour hhhhH, mais cette fois , la mécanique de construction n'est plus l'enjeu de l'écrit.

C'est déroutant au départ, mais rapidement le nombre d'étoiles potentielles a grimpé dans mes prévisions pour finir par ce cinq étoiles bien mérité?

Lien : http://kittylamouette.blogsp..
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« Il faut que tu lises La septième fonction du langage !... »
… Et Michel le distingué libraire de L'Emmaüs d'Angers, m'a confié son exemplaire du Livre de poche.
Je confesse avoir quelque-peu attendu, avant d'entamer la lecture de ce livre réjouissant.
Un livre passionnant, aussi, et malin dans son mode polar… Dame, on n'attire pas le lecteur avec un livre nécessitant un tube d'aspirine pour le lire !
Ce voyage dans les sphères politiques et intellectuelles du couple d'années 1980-1981, avec une élection présidentielle à la clef en France, est particulièrement bien organisé. Nous voilà embarqués dans une enquête policière à la poursuite de cette Septième fonction du titre… Septième fonction que Laurent Binet a eu la courtoisie de m'expliquer après les six premières… Et de me l'expliquer simplement en me donnant l'envie d'aller explorer, plus tard, d'autres livres. C'est sympa.
Le postulat de départ est assez limpide : Roland Barthes a été assassiné et il détenait un écrit susceptible d'offrir un pouvoir démesuré à celui qui serait seul à le détenir.
Damned !
C'est donc Simon Herzog et le commissaire Bayard qui vont suivre la piste de la fonction (ais-je le droit de dire « formule » magique) dans des tribulations qui les mèneront aux États-Unis et en Italie.
L'intello et la brute, l'instinctif et le penseur, vont s'appuyer mutuellement pour tenter de mener à bien la mission que Valery Giscard d'Estaing leur a confié : Retrouver cette introuvable Septième fonction du langage, qui serait certainement fort utile pour sa réélection à la Présidence de la République …Maintenant, on sait pourquoi il n'a pas fait de second mandat ! Gag.
Ces aventures dans les eaux troubles du langage et de la formule, avec un groupe récurent d'intellectuels frères souvent ennemis, réserve de belles scènes d'action. Elles plongent aussi dans des faits d'actualité d'époque devenus historiques… Ainsi, l'attentat de la gare de Bologne en Août 1980.
Et puis, point de bon roman sans une petite dose d'épices sexuelles !... Avec une scène succulente dans laquelle le commissaire Bayard est surpris dans une position plus que gênante, entre quelques autres…
Alors, quid de cette Septième fonction du langage ?
Qui l'a eu, qui qui l'aura, qui s'en servira (Euh… S'en est servi peut-être puis que c'était il y a maintenant quarante ans passés), et quelqu'un l'a-t- il seulement eue ?... Et c'est tout l'art de Laurent Binet de maintenir le suspense jusqu'à la fin ou presque.
Bon, j'en oublie certainement dans ma critique que ne manqueront pas d'y trouver et relever les nouveaux lecteurs que j'envie déjà (J'envie aussi ceux qui ont lu le bouquin avant moi, mais un peu moins tout de même…)
Alors, merci Laurent Binet et encore merci à Michel !
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Reconnaissons-le : je suis une intellectuelle. J'ai été nourrie par Saussure, Barthes, Jakobson et consorts.

Parlons-en d'ailleurs, de Jakobson : ses six fonctions du langage ont bercé mes études. Six, oui, six ! Pas sept. Mais ici, il en est question, justement, de la 7e. Et c'est à cause de ça que Barthes a été assassiné.
Enfin, dixit Laurent Binet ! Il s'en donne à coeur joie, ce Binet, et en devient iconoclaste. Les plus grands penseurs de notre temps (les années 80 et celles qui précèdent) ont été mis à rude épreuve et c'est hilarant. Voir Sollers et Kristeva hanter les couloirs de l'hôpital où gît Barthes après avoir été renversé, accompagnés de BHL avec sa fameuse chemise ouverte et ses cheveux au vent, assister aux scènes débridées dans les bains publics où le protagoniste homosexuel n'est autre que Michel Foucault, et j'en passe...tout ceci m'a bien fait rire. Ces maitres au phrasé si souvent hermétique redescendent d'un coup de leur piédestal, là, et l'ex-étudiante que je suis, qui les idolâtrait tout en planchant avec acharnement sur leur prose, jubile et se sent vengée.
Mais bon...Si Binet avait continué de cette façon, je l'aurais suivi sans hésitation !
Malheureusement (pour moi), il a fallu qu'il mêle Giscard, Poniatowski, Mitterrand et toute la clique des politiciens français et qu'il m'emmêle, par la même occasion. Un embrouillamini de dialogues peu intéressants pour moi car faisant référence à des situations purement françaises (inutile de rappeler que je suis belge et peu habituée à ces politiques surréalistes....euh....non, je retire ce que je viens de dire), un voyage à Bologne où, à part Umberto Eco, qui est déjà en lui-même très hermétique, j'ai rencontré un tas de gens inconnus et des pensées de plus en plus absconses...me voilà perdue.

Irritée, énervée, me demandant si mes circuits neuronaux s'étaient tout à coup mis à dysfonctionner ou tout bêtement à vieillir de façon accélérée, j'ai jeté l'éponge.
Oui, j'ai a-ban-donné ce livre qui au premier abord me faisait rire quasi à toutes les phrases ! Après une bonne centaine de pages, mon esprit a commencé à décrocher, tout comme ma mâchoire qui a bien failli...

Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, a dit Boileau. Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Logorrhée loufoque, évènements tirés par les cheveux, querelles intestines...
Finalement, je rends grâce à mes professeurs du temps de mes études de lettres, eux qui étaient arrivés à me faire aimer la linguistique.
Je m'en vais de ce pas oublier ce Binet qui était presqu'arrivé à me la faire détester !
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Roland Barthes est renversé par une voiture en traversant une rue de Paris, 1980, il sortait d'un repas avec François Mitterrand. Les élections présidentielles auront lieu dans un an. L'inspecteur Bayard enquête sur cette mort suspecte. Il semblerait que Roland Barthes était en possession d'un document relatant « la septième fonction du langage », théorie développée par Jakobson où il est question des fondements de la sémiologie. Cette dernière partie, jamais édité, permettrait à son possesseur de maîtriser parfaitement l'art de manipuler les foules à travers un discours fascinant.
Laurent Binet est agrégé de lettres modernes et professeurs d'universités parisiennes. Il y a là toutes les raisons d'expliquer les références nombreuses à certains courants de pensée philosophique et la présence dans ce roman policier peu conventionnel de gens comme Foucault, Deleuze, Jean-Edern Hallier, Bernard Henri Levy, Philippe Solers (qui finira émasculé, conséquence d'un différend entre les deux auteurs dans le monde réel ?) et j'en passe… Même Giscard apparaît dans cette histoire, individu que je mets à part car il n'est pas dans mon propos d'insulter les personnes précédentes en les mêlant à ce triste sire et imbécile chef d'état. Mais aussi, afin de remonter le niveau de ce microcosme aliénant, il y est fait référence à une oeuvre majeure, « Spinoza encule Hegel » de l'illustrissime Jean-Bernard Pouy.
Vanitas, vanitatum, et omnia vanitas n'a jamais trouvé aussi brillante illustration que dans le roman de Laurent Biné, ce dernier met largement en avant ses connaissances (onanisme intellectuel) et va jusqu'à faire profiter le lecteur de son cours lors de passages pour le moins hermétiques. Il ne nous sera pas fait grâce, non plus, de ces dialogues en italien, en anglais et même en allemand, dont l'absence de traduction n'aura que renforcé l'opacité du propos.
L'originalité réside dans cette aventure abracadabrantesque mettant en scène une société secrète d'érudits, le Logos Club, où les membres se lancent des défis et s'affrontent dans des joutes verbales où le perdant se verra amputé d'une phalange et le vainqueur gagnera le grade du rang supérieur.
C'est une oeuvre « brouillon » où le fouillis est le terreau d'une intrigue qui égratigne allègrement les égos souvent démesurés de ces protagonistes bien contemporains. Une écriture libérée qui s'offre tous les luxes et toutes les facéties, l'auteur allant jusqu'à se projeter dans son personnage principal.
« La septième fonction du langage » est une curiosité dans le monde des polars, thrillers, romans d'espionnage sur laquelle il est opportun de s'y prélasser.
Editions Grasset, 495 pages.
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Comme j'ai bien fait d'aller piocher dans ma Pal de 2015 ! J'en ai exhumé « La Septième Fonction du langage », ce qui m'a permis de me gondoler pendant plusieurs jours. Comme le dit Michfred : « L'éclate absolue ! »
Question : l'éclate en question n'est-elle pas conditionnée par un minimum de connaissances sémiotico-linguistiques ? Euh… C'est pas faux. Maintenant, je suppose que des enfants peuvent se marrer en lisant « le Tour de Gaule » d'Astérix sans forcément décoder le nom du préfet de Lugdunum (Encorutilfaluquejelesus, pour mémoire). Et que tous les lecteurs de hard S.F. n'ont pas leur agrégation de physique quantique.
Et puis Binet n'est pas avare de parenthèses didactiques (au moins au début) grâce à un policier parfaitement béotien qui s'aventure lui aussi dans un domaine dont il ne connaît rien.
Et puis, surtout, comme Ecco, à qui il rend un hommage appuyé, Binet se sert des codes de la littérature de genre pour nous apprendre des trucs compliqués. Comme dans « le Nom de la rose », des cadavres s'accumulent pour interdire l'accès à un document essentiel écrit par un grand théoricien : Aristote pour l'un, Jakobson pour l'autre. Comme « le Nom de la rose » toujours, il s'agit d'un roman historique : nous sommes, non pas en l'an de grâce 1327, mais à quelques mois des élections de mai 1981.
Mais s'agit-il uniquement d'une pochade, d'une parodie de la French theory ?
Si la sémiologie est la « discipline qui applique les procédés de la critique littéraire à des objets non littéraires », il faut en tirer les conclusions qui s'imposent : tout est roman. On peut étudier la vie comme on étudierait un texte littéraire justement parce que nous sommes tous des héros de roman.
Tiens, par exemple : Barthes est mort en sortant d'un déjeuner concocté par Jack Lang. C'est historiquement indéniable. Maintenant, à qui fera-t-on croire qu'un ministre nommé « Lang » n'a rien à voir avec la mort d'un linguiste ?
En partant de ce principe, la vie a une construction aussi logique que celle d'un roman et il n'y a pas de hasard. Ça tombe bien puisque la septième fonction du langage est la fonction performative qui consiste à agir par la seule parole. Bon, si moi je dis « Abracadabra », aucun lapin ne va sortir de mon chapeau (d'ailleurs je n'ai pas de chapeau) et quand j'affirme d'une voix légèrement hystérique que j'ai raison, il n'est pas dit qu'on me croie. En revanche, quand Dieu dit : « Que la lumière soit. », la lumière fut. Et quand le romancier affirme que Roland Barthes a été trucidé par des espions bulgares, c'est qu'il l'a été. C'est grâce à la fonction performative que nous tombons amoureux : d'abord parce nous ne le sommes pas tant que nous n'avons pas dit « Je t'aime », ensuite parce que la passion n'existe que d'avoir été apprise dans les romans et les poèmes.
Un roman sur la septième fonction du langage n'est donc qu'une mise en abyme puisqu'il n'y a pas plus performatif qu'un texte littéraire qui s'engendre par sa propre logique : c'est parce que les Bulgares sont réputés pour leurs parapluies empoisonnés que, suivant la théorie d'Isidore Ducasse comte De Lautréamont, Simon se retrouve à forniquer avec la belle Bianca sur une table de dissection bolognaise. Tout est signe, rien n'est hasard.
Mais, même si ce roman est très maîtrisé, je lui vois un défaut majeur : Binet y fait mourir Derrida, soit 20 ans au moins avant sa mort réelle. Je suppose qu'il a hésité avant de commettre le test ultime : tuer un personnage encore vivant dans la vie réelle et lire le lendemain dans le journal que la vie réelle n'existe pas puisque l'individu serait passé de vie à trépas à peine sèche l'encre du livre.
Bref, ce livre était à deux doigts d'être parfait.
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