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Critique de Lolitalaura


Dépressif au dernier degré, un homme se cloitre devant sa télévision, limitant ses interactions sociales à celles qui lui sont vitales. Je suppose qu'en 2005, commander ses repas n'était pas aussi démocratisé qu'aujourd'hui, et que faire son actualisation Pôle emploi nécessitait de se déplacer en agence - au lieu de quoi, notre narrateur aurait été encore plus seul qu'il ne l'est : le voilà tout de même qui descend à la grande surface du coin. Bref ; voilà un début de roman tout haenelien, auquel, en tant qu'immense fan de Yannick, je ne peux m'empêcher de superposer le mode de vie de Jean dans Tiens ferme ta couronne. Sauf qu'ici, la consommation audiovisuelle compulsive ne fait pas office de révélation philosophique mais d'abrutissement, et que le chien n'est pas une contrainte ouvrant des péripéties et un ressort comique, mais la dernière once d'affection dans la vie du narrateur, se mouvant à sa mort en élément diégétique déclencheur. Se sauver ne passera pas ici par une métaphysique de l'absolu puisée d'abord dans l'art, mais par une syllepse : pour trouver le sens, et sortir de l'apathie, il faut courir le monde. Valentin vend son sofa et prend le vent - il achète un billet d'avion et nous conte son périple, à la recherche d'une raison de vivre et de lui-même.

Quel livre. C'est en un sens Sur la route 2.0, mais de façon noble, bien loin de la pâle copie ou du remake redondant, et qui prend en compte son époque. Un livre avec un style propre, mais une sympathie - au sens de résonnance comme d'affection - affichée pour la contre-culture, ses héritiers et sa philosophie. Sympathie n'étant pas nécessairement convergence.

J'ai la sensation d'avoir pris l'humanité dans la gueule. Et ressortir sonnée, songeuse et enrichie d'une lecture, ça tombe bien, c'est ce que je demande à la littérature. Voilà une impression qui rend très ironique le point de vue du narrateur sur l'art d'écrire, dans le dernier chapitre. La posture de Valentin ne l'est-elle pas de toute manière un peu au regard de l'existence de Julien ? le voilà devenu écrivain, jouant sur la ligne de l'autofiction et du roman autobiographique. Et un sacré bon écrivain, qu'il se renie ou non ; c'est factuel.

Je suis à la fois réservée et enthousiaste quand j'ouvre un récit de voyage. Il n'y a pas d'intrigue dans ce genre de livres ; c'est la mise en mots d'une initiation. Et si la magie n'opère pas, on peut vite se retrouver à contempler des pages et des pages de descriptions de paysages, de cultures et de gens inconnus que les mots sont incapables d'hypotyposer (j'invente le terme), et s'ennuyer à mourir en passant complètement à côté de ce qu'il y a à comprendre, telle Alice Zeniter accablant Kerouac en réduisant ses chefs d'oeuvres - On the Road en première ligne - à "annoncer le nombre sur le compteur kilométrique". Bon. Les phrases de Julien sont loin de me faire cet effet.

Je suis toujours soufflée par la justesse du regard si éclairé de l'auteur. C'est un fin observateur très très fort pour analyser le comportement humain, doué d'un esprit vif et d'une culture qui lui confèrent une pleine conscience du monde qui nous entoure et une pertinence à souligner, notamment sur les questions de société. Il aurait sans doute fait un excellent anthropologue ou sociologue, s'il avait voulu. Mais non. Il préfère être touriste professionnel. Je dirais vaguement aventurier, même. C'est une trajectoire très intéressante et, de fait, Julien n'hésite pas à jouir de sa liberté de ton. Vous ne verrez pas beaucoup d'oeuvres réellement empruntes de littérarité, pourtant attachées au style oral, et où Anatole France, Descartes, Kipling et Kerouac côtoient Radiohead, les Beatles, Ben Harper et Manu Chao dans une homogénéité assumée et sincère. C'est ce que j'aime profondément avec les intellectuels éloignés des institutions : ils sont souvent dénués de mépris de classe, et sont plus enclins à la sincérité brute. Des gens capables de comprendre que Dylan n'a pas usurpé son prix Nobel, tout en sachant très bien de quoi il est question quand on parle de littérature comme quand on parle de la folk de Dylan. Des gens qui ne font pas du savoir une fin en soi, mais un outil vital à la compréhension du monde et à une existence en plein conscience. le projet est simple : il s'agit de parvenir à être authentiquement heureux. Cela suppose d'abord de comprendre et d'accepter le monde et la réalité. Voilà donc la fonction de cette longue errance du narrateur en Europe et en Amérique : troquer la mélancolie hypocrite et l'apathie du poète romantique pour un pragmatisme honnête et éthique. Regarder le monde, se regarder soi, en face, et accepter ce que l'on voit. Prendre conscience de nos moyens, en partie dérisoires, accepter la part de fatalité de l'existence, et faire au mieux avec. C'est topique, mais c'est joli et c'est bien amené. Et puis c'est important. On peut jouer les septiques sur le style de Julien ; décréter, même si ça me paraît voulu et très conscient, que ce n'est pas assez écrit, qu'en quelques rares endroits il y a des maladresses, que le narrateur a un côté insupportable (au moins, il est très bien caractérisé et assez authentique, c'est une qualité d'écriture essentielle qui a pourtant tendance à être négligée dans les premiers romans). On peut difficilement en revanche lui reprocher de ne pas s'attaquer aux enjeux de notre temps, ou de manquer de justesse. Julien vise toujours juste sur le fond, dont il met au service la forme. Ses fresques de l'humanité sont absolument remarquables. Ici, de façon plus hachée dans Touriste, ou encore sous le mode de la dystopie dans Comment devenir un dieu vivant.

Je terminerai sur un aparté : je suis tellement contente d'être tombée par hasard sur Julien, par l'intermédiaire de Gaspard Royant (songwriter génial, artiste immense), d'ailleurs remercié en clôture du livre. Alors même qu'à l'époque, Gaspard avait l'impressionnant nombre de 0 disque à son actif X). Je me plais à penser que d'autres feront le chemin inverse. Qu'en partant de la prose de Julien, ironique mais qui sait par touche se faire sensible et poétique, drôle, pragmatique, impressionniste, naturaliste, et à la remarquable littérarité, ils arriveront au détour d'une mention, d'une dédicace ou d'une citation à Gaspard, aux vers ironiques autant que sensibles et poétiques, drôles, impressionnistes, naturalistes, et à la remarquable littérarité emprunte de pragmatisme. Gaspard, qui dans l'homogénéité la plus sincère renvoie d'ailleurs aux Beatles, à Jacky Wilson et aux films d'art martiaux japonais autant qu'à la littérature gothique et romantique anglaise. Gaspard, dont la Los "Monkeytown" Angeles ressemble beaucoup à la San Francisco de Julien. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi Julien et Gaspard se renvoient assez systématiquement l'ascenseur en toute sincérité. Medium différent, style singulier, mais tonalités proches et idées très similaires : ils regardent clairement dans la même direction.

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