Je ne veux pas passer mes soirées devant la télévision à regarder les autres vivre.
Elle dit que laisser entrer le soleil, c’est avoir beaucoup de monde autour de soi et faire la fête, c’est de l’amour et du bonheur pour tous les gens de la terre.
Des vies entières, qui s’ouvrent et se referment.
En une minute à peine, j’aperçois tous les chemins qui s’ouvrent à moi et toutes les vies possibles qui se profilent, désormais. Elles forment des lignes parallèles au trottoir, elles empruntent des boulevards ou des chemins de travers, elles enjambent des ponts ou foncent dans des tunnels, elles s’envolent au-dessus de l’Atlantique ou s’incrustent dans le sol et s’enracinent au plus profond. Elles sont toutes belles à en pleurer – peuplées de ces visages masculins et féminins qui sourient ou qui serrent les dents, de ces gestes de tendresse inappropriés ou de ces colères indomptables. (p.90)
J'avais préparé tout un répertoire - un juke-box de naissance. Il y avait des Mistrals gagnants, des Javanaises et des Pull-overs blancs.
Mais ce que je murmure tient en une syllabe.
Belle.
Je sais qu'il faudra passer une vie entière à contrôler, à planifier, à éviter de baisser la garde. Une vie à bâtir, à monter des murs qui s'écrouleront et que je tenterai quand même de reconstruire. Une vie où seuls les corps vivants et chauds, les afflux sanguins et la vibration des organes compteront.
Tous les soirs, sur le rebord de la fenêtre de ma chambre, je détaille - et je trouve que les choses sont en train de changer. En moi aussi. Cette intime vibration le long des bras, cette sensation d'ivresse dans les narines et cette impression de respirer un air plus vif, qui ferait tourner la tête. Quelque chose me dit que tout est possible, maintenant - qu'il faut sortir de la chrysalide et que le monde est devant moi, plein comme une orange dans laquelle je devrais mordre.
Simplement, j'attends.
J'attends le moment opportun pour sauter par la fenêtre, retomber en douceur, plier les genoux, me redresser et prendre enfin toute ma stature. Choisir une route et ne plus me retourner.
Il est quatre heures du matin, je tourne dans la cuisine avec le porte-bébé en marquant bien le tempo avec mes pieds ; Grégoire s’est réveillé environ trois fois dans la nuit -la dernière fois, c’était il y a une heure et il n’est pas parvenu à se rendormir. Alors, j’ai fait ce qui marche à chaque fois. Porte-bébé, veilleuse dans la cuisine, et la seule chanson qui le calme -un chanteur à peine sorti de l’adolescence, avec une capuche sur la tête, qui bouge dans tous les sens et déchaîne l’hystérie des quatorze quinze ans. « Keep on trackin’me ». J’ai trente sept ans, je suis fatigué, je voudrais dormir, mais si je m’arrête de chanter et de danser, Grégoire se réveillera et se mettra à hurler -j’en ai déjà fait l’expérience.
Alors, je bouge dans la cuisine.
Allez, bouge -tourne- et chante.
Et n’oublie pas que dans quatre heures, il faudra aller au boulot.
Est-il possible de sentir son corps s’amenuiser, casser par les ressorts des matelas éventrés et par les sièges défoncés, s’amenuiser jusqu’à un jour disparaître, happé par les routes et les sentiers ? est-il possible de changer à nouveau de chemin, et de se résoudre à l’adulte ?
Je suis un point d'interrogation qui se fige en point d'exclamation. Nous sommes des ponctuations intérieures.
Sur le rebord de la fenêtre de ma chambre, je suis en communion avec le monde et ses bouleversements, ses tempêtes et ses raz-de-marée. Je les traverse la tête haute et le cœur plein d'images - je suis l'instinct - je suis la terre.