Quand mon père est mort, dit maman, j'ai eu l'impression que la vie changeait de couleur ; ou plutôt ; qu'elle ne retrouverait jamais plus les couleurs d'avant. Et ce qui me paraissait le plus insupportable, c'était qu'elle pût les retrouver un jour : une trahison ! Et puis, un matin, tu ouvres ta fenêtre et l'air te semble bon. Les odeurs affluent, quelque chose t'envahit : c'est la vie qui reprend. Il ne faut pas la refuser !
Le bonheur... Cette brusque et violente bouffée qui parfois me submerge presque douloureusement à la simple pensée que je vis ? Ou ce calme bien-être lorsque près de maman je regarde monter dans la cheminée du salon une flamme qui semble ne devoir s'arrêter jamais ? Ou encore, plus simplement, le fait pour moi si évident d'avoir lit, couvert et tendresse assurés ?
Mais pour les autres ? Ceux dont j'aperçois, dans la rue ou le métro, les visages las ? Ou pour ceux dont on parle dans les journaux, sous les mots "guerre", sous les mots "faim" ou "révolution", sous les mots "espoir", avant les points de suspension ou d'interrogation ? Pour Jean-Marc ? Pour Béa ? Pour Pierre ? Pour Claire aussi, oui, pour Claire, le mot "bonheur", que recouvre-t-il ?
Je ne sais plus. Je me penche sur ce mot, il s'éloigne. J'ai voulu le toucher, il s'est envolé. Je m'en sens vide tout à coup. Ai-je le droit, moi qui ai "tout" comme dit si souvent maman, de déclarer qu'à mon avis, ce doit être quelque chose qui ne dépend pas tellement du feu ou de l'assiette remplie ; peut-être même pas tellement de la liberté ou autres grands mots qu'on y accole à présent ; quelque chose comme une perle qu'on porterait en soi, que personne n'y aurait mise, qu'on secréterait soi-même, quoi qu'il arrive, par une sorte de chance ?
Et le bonheur des enfants que la couleur d'un coquillage, la forme d'un morceau de bois ou d'un nuage, une caresse, peuvent faire exploser d'un seul coup ?
Dans mon devoir, j'oserai dire que le bonheur, je ne sais pas. Mais réduits à le rêver, non ! Là, je reste sur mes positions !
Il m'arrive, au lycée, d'avoir l'impression d'apprendre le contraire de vivre. D'apprendre à m'échapper. C'est cela ! Échapper à moi. Je sais que tout sert et que de tout on peut tirer matière. Mais matière à quoi ? A ne plus s'émerveiller ? Je sens, autour de moi, la présence d'un merveilleux. Je n'ai pas, pour tout, envie de connaître le pourquoi, le dedans, le comment. Quand je marche sur un chemin de campagne, ou quand je m'arrête pour regarder quelqu'un accomplir des gestes simples, il me semble que si on savait regarder ce qui se trouve autour de soi, on n'aurait plus besoin de leçons, ni de lois pour marcher droit.
En tout cas, moi, le bachot passé, je laisse tout tomber. Je regarde et j'écris.
Je ne peux me défendre contre cette certitude que quoi qu'il arrive de douloureux ou de terrible, cette maison tiendra le coup, que nous nous y retrouverons tous les soirs; pour que maman puisse sourire à notre venue; pour que Bernadette se moque des airs languissants de Claire, pour que Cécile proteste, pour que tout simplement la vie continue, comme il faut, quelque part.
Prenez un objet, ou une maison, ou un paysage. Ce qui fait sa beauté, ce sont deux histoires : la vôtre et la sienne. C'est le moment, où, par votre regard, ces deux histoires vont se rencontrer et se fondre pour devenir la vie.
Prenez un objet, ou une maison, ou un paysage. Ce qui fait sa beauté, ce sont deux histoires : la vôtre et la sienne. C'est le moment, où, par votre regard, ces deux histoires vont se rencontrer et se fondre pour devenir la vie.
Tu vois, je n'en suis pas si sûre ! Imagine qu'on construise une maison; celui qui y aura mis sa pierre sera plus heureux que celui qui se sera assis pour la regarder construire. On a tous quelque chose à bâtir.
Et partout, le long des murs, sur les deux chevalets, sur la table à dessin, la mer ! Pas celle que je retrouve l'été et ai appris à ne plus craindre; pas l'infinie qui se balance au bout des plages dorées; mais sous un ciel chargé, épais, entre un chaos de pierres prises d'assaut par les ronces, une mer en guerre d'où jaillissent comme de vieilles blessures des morceaux de rochers. Un flot qui jette sur la grève, entre les nappes de goémon, des poitrails blanchis de bateaux, un flot hostile et fort qui me menace.
Je regarde et je comprends pourquoi je ne voulais pas venir.
Une main se pose sur mon épaule.
"Vous êtes chez moi, dit Pierre. Une île, en Bretagne !"
L'esprit de famille n'est pas pour moi un arbre isolé. Ils procurent à ceux qui le désirent et s'arrêtent à ses côtés ombrage, refuge et oxygène.