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Critique de Creisifiction


Lu en V.O. : «Estrella Distante».

«Quelle est l'étoile qui tombe sans que personne la regarde? "(William Faulkner)*
*cité par Roberto Bolaño en exergue à ÉTOILE DISTANTE

Pourquoi aussitôt avoir terminé son recueil «La Littérature Nazie en Amérique», publié en 1996, Roberto Bolaño revient sur l'un des récits y figurant, «Ramirez Hoffman, l'Infâme», le «recycle» en quelque sorte, transformant une petite nouvelle d'environ un vingtaine de pages en une novella indépendante de cent cinquante pages?

Il y a une intertextualité omniprésente et assumée dans l'univers quelquefois saturé de références littéraires de l'auteur chilien, se traduisant dans la plupart de ses écrits par un nombre considérable d'allusions à d'autres oeuvres, à d'autres auteurs ou courants artistiques, réels ou fictifs. À mesure que l'on se familiarise avec l'univers particulier de Bolaño, l'on découvre qu'il semble avoir aussi cultivé une sorte d'«intra-textualité», des personnages et/ou évènements présents dans certains de ses textes se retrouvant par moment reflétés, «greffés» ou bien «migrant» vers d'autres récits parfaitement distincts, dans un jeu de références interne quelquefois explicite, d'autres implicite. Les traces peuvent alors se diluer plus ou moins au gré des changements de patronymes, d'amalgames ou d'inversions de registres entre invention et réalité factuelle (ce qui paraît d'emblée fiction a pourtant bien eu lieu, ce qui est présenté comme ayant existé ne le fut jamais!), ou enfin entre le parcours de ses personnages et des éléments provenant directement de l'histoire personnelle de l'auteur.
L'on pourrait citer comme des illustrations exemplaires et abouties de cette démarche «intra-textuelle», la novella «Amulet» par rapport à un épisode du roman «Détectives Sauvages», dont elle avait été exfoliée pour en devenir une extrapolation autonome, à côté de cette «Étoile Distante» qui résulterait donc plutôt d'un exercice de réécriture et d'agrandissement d'un des récits courts de «La Littérature Nazie en Amérique».
C'est ainsi que dès l'avant-propos, Bolaño évoque qu'au fur et à mesure de la rédaction du livre, il éprouvait le sentiment de plus en plus vif de réincarner une sorte de «fantasme de Pierre Ménard» (personnage célèbre d'une nouvelle fantastique de Borges, qui aurait réussi le pari fou de «réécrire» mot pour mot une nouvelle version du Quichotte !), du fait notamment de se voir souvent en train de «valider des paragraphes déjà écrits»!!

Dans ÉTOILE DISTANTE, le Carlos Ramirez Hoffman de «La Littérature Nazie en Amérique» devient Carlos Wieder. Bolaño quant à lui, n'en est désormais plus explicitement le narrateur, préférant cette fois-ci se démultiplier dans les jeux de miroir qu'il s'amusait à créer. Il se glisse ici sous la peau d'un double fictionnel Arturo B. («B» comme… !), «un ami», note-t-il dans sa courte préface, qui lui avait au départ raconté l'histoire de Carlos Wieder et, ayant trouvé en fin de compte sa première version dans « La Littérature Nazie en Amérique» trop «schématique», lui aurait «dicté» cette nouvelle mouture à partir de ses «rêves et cauchemars» (!). Probablement aussi, sous celle d'un autre personnage de la novella, le poète Juan Stein, à l'atelier d'écriture duquel le narrateur aurait fait la connaissance de Carlos Wieder, et qui, comme l'auteur, avait été emprisonné peu après le coup d'État chilien de 1973, puis passé dans la clandestinité, erré et baroudé en Amérique Latine, y compris, pendant un moment, comme Bolaño, auprès du poète Roque Dalton et du Front Farabundo Martí salvadorien.

L'«étoile distante», c'est tout d'abord une certaine représentation de la nation chilienne, cet idéal qu'une grande partie de la jeunesse de l'époque voit disparaître dans les ténèbres où le pays vient de plonger en ce 11 septembre 1973, saccagé et expulsé par l'irruption brutale de la dictature militaire, c'est la disparition soudaine et inexpliquée de proches et amis, c'est l'éloignement de la patrie et l'exil forcé.

Carlos Wieder, apprenti-poète fréquentant les mêmes ateliers d'écriture que le narrateur, plus qu'un poète qu'on aurait pu taxer de «maudit», serait bien davantage un «artisan» du mal érigé en modèle esthétique. Élevant la destruction et le meurtre au rang de manifestations artistiques de la nature ultime de la création, le fondement jusque-là caché de son «art» allait pouvoir s'épanouir complètement sous l'égide des temps nouveaux. Poète de la concrétude, amateur des performances extrêmes dans la lignée des «actionnistes» viennois, les Muses qu'il aimait invoquer s'appelaient «Mégère» ou «Alecto» - «la Haine», «l'Implacable»-, son chant célébrait avant tout la victoire de Thanatos plutôt que celle d'un Apollon ou d'un Dionysos... Si Carlos Wieder avait laissé un écrit sur l'origine de sa poièsis, il aurait pu l'intituler, en paraphrasant De Quincey : « de l'assassinat considéré comme un des beaux-arts »… Viva la muerte ! Son heure de gloire sonnera durant les années de plomb, puis sa trace se perdra avec le temps: le Chili finira par l'oublier.

L' «étoile distante», c'est en même temps l'étoile qui figure dans le drapeau chilien et que Wieder, militaire et aviateur, dessinait dans les cieux du Chili avant d'écrire, toujours en lettres de fumée : « LA MUERTE ES CHILE».

L'histoire et l'oeuvre de Roberto Bolaño, on le sait, ont été profondément marquées par la violence avec laquelle l'espoir incarné au Chili par l'élection d'Allende fut balayé par la furie destructrice du coup d'État militaire de 1973. Dix-sept ans de dictature militaire sous le commandement suprême du Général Pinochet. Environ un million de chiliens expulsés ou exilés, des milliers de morts et disparus. L'on estime à 40 000 le nombre de victimes de la torture. Un procès du régime qui en définitive n'aura jamais lieu en interne (seulement à l'étranger, notamment en Espagne et en France, à titre toutefois «symbolique»). Une première grande loi d'amnistie envers les atteintes aux droits de l'homme, par contre, promulguée dès 1978 au Chili (la dernière et ultime loi de ce type, conduisant à tourner définitivement la page de cet épisode funeste de l'histoire du pays, verra le jour en 2015). Arrêté en 1998 à Londres, où il était venu passer des examens médicaux, Augusto Pinochet, «sénateur à vie» qui, de ce fait, et malgré les centaines de plaintes pour violation des droits de l'homme déposées contre lui, va bénéficier d'un recours considéré comme recevable, finira par rentrer tranquillement au bercail après un court imbroglio diplomatique aussi retentissant que stérile. Au Chili, le vieux "chupacabra" fait toujours l'objet d'une immunité qui le protégera contre toute procédure pénale, jusqu'à sa levée, enfin, en 2000, qui n'aboutira pourtant à aucune condamnation de fait. Il finira ses jours paisiblement chez lui à 91 ans, en 2006 - carajo! - trois ans après Roberto Bolaño, mort lui en 2003, à l'âge de 50 ans...

Voilà qui pourrait bien constituer la genèse et l'un des moteurs principaux ayant alimenté à la fois les choix de vie personnels de l'auteur, son rapport ambigu avec son pays d'origine, ainsi que l'émergence de sa voix littéraire originale, empreinte d'une beauté aussi sauvage qu'éloquente: leitmotiv obsédant de l'irruption du mal qui traverse la totalité de son oeuvre, sous-jacent aux images saisissantes «de bruit et de fureur» qui la hantent, à la sidération provoquée par la volonté de destruction qui peut à tout moment s'emparer des hommes, dont elle témoigne inlassablement, à l'horreur et à l'aberration de la «chosification» des êtres qu'elle ne cesse de décliner sous ses différents visages monstrueux…

Resterait néanmoins la question posée au tout début de ce billet, à savoir pourquoi Bolaño l'aurait écrite deux fois, pourquoi a-t-il réécrit cette histoire ?? Au-delà de toute spéculation qu'on pourrait continuer à échafauder autour de l'obsession du motif central (à laquelle, après tout, aucun bon écrivain n'échapperait, n'est-ce pas: ne dit-on pas que les grands auteurs semblent écrire toujours le même livre?), j'ai eu tout de même le sentiment que dans cette réécriture de l'ÉTOILE DISTANTE ce qui change vraiment et se rajouterait à l'histoire du départ, ce qui est accentué ici, étoffé, élargi, ne relèverait pas tant du domaine des ténèbres, mais plutôt de celui de la lumière justement, de celle qui insiste toujours à scintiller, celle qui paraissait s'être éloignée, mais qui ne s'était pas tout à fait éteinte, refaisant soudain surface pour rallumer l'espoir. Ainsi par exemple le personnage, tout à fait inédit pour le coup, de cet adolescent amputé des deux bras, décidant de prendre sa revanche sur tous les malheurs qui s'étaient abattus sur lui et qui connaîtra par la suite une destinée absolument poignante et fabuleuse. Ou les développements plus importants dans cette réécriture autour de tous ceux qui, à leurs risques et dans l'indifférence générale, continuèrent à chercher l'ombre des disparus, les moindres traces des victimes du régime, ainsi que de leurs bourreaux qu'ils n'auront de cesse à vouloir cerner et traquer, tels par exemple les personnages de Bibiano O'Ryan qui fait, lui aussi, penser à un dédoublement de Bolaño, sorte de moi-idéal qui n'aurait pas pris la porte, le chemin de l'exil et du rejet de son pays d'origine, ou encore l'énigmatique Abel Romero, déjà présent dans la première version, avatar de l'ange exterminateur, messager discret et taiseux de la troisième Muse infernale, délaissée par Carlos Wieder, Tisiphone la «Vengeresse» …

L'"étoile distante", c'est donc aussi celle qui est visible au fond de la nuit noire, c'est le témoin vivant de la chute, mais aussi de la permanence de l'étincelle qui résistera sous la chape des ténèbres qui cherchent à nous ensevelir.

Enfin, et pour terminer (je le jure !), l'"étoile distante" (mais cela, bien sûr, n'engage que moi), c'est Roberto Bolaño lui-même, astre filant, trop tôt disparu du ciel de la littérature latino-américaine contemporaine. Sa lumière continue d'inspirer de nombreux auteurs dans le continent, mais à mon sens n'a pas encore trouvé d'équivalent…
Qu'écriait Bolaño sur le monde d'aujourd'hui, si la mort ne nous l'avait pas ravi aussi brutalement? Sa voix nous manque...
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