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Critique de AMR_La_Pirate


Boulgakov est issu d'une famille russe traditionnelle, attachée à la religion orthodoxe, à la monarchie et à l'empire russe. Il a mis une dizaine d'années pour écrire et finaliser ce roman, terminé juste avant sa mort en 1940. Avec ce roman fantastique, commencé au moment le plus dur du régime stalinien, il s'agissait pour lui de s'attaquer au régime soviétique et de le dépeindre mis à mal et désorganisé par une intervention surnaturelle. La figure du diable, personnage sulfureux par excellence, permet invention et audace littéraires : dans le Maître et Marguerite, le diable devient le moyen de dénoncer implicitement le manque de liberté. Ce roman est l'oeuvre d'un écrivain désespéré et muselé, qui n'a plus aucun espoir d'être publié.
Le Maître et Marguerite est un roman difficile à lire : les clefs de lecture sont multiples et imbriquées les unes dans les autres…


Traditionnellement, l'imaginaire diabolique tourne autour d'une mauvaise rencontre suivie d'un pacte avec acceptation de dons ou de présents et participation au sabbat. Boulgakov réunit tous ces ingrédients basiques dans son roman.
Son personnage diabolique, quoique d'apparence humaine, présente des détails étranges qui trahissent sa nature : difformité, bizarrerie, accent. Il peut sembler grotesque, joue souvent à détourner des sujets sérieux, la mort notamment, en les ridiculisant. Les démons secondaires, quant à eux, apparaissent toujours sous une apparence légèrement différente de la fois précédente. J'ai une préférence marquée pour le chat Béhémoth.
Le pacte devient une succession de contrats que l'on fait signer aux victimes de Wolland. Marguerite, même si elle hésite, accepte la crème magique. le « grand bal chez Satan » du chapitre XXIII est un moment particulièrement savoureux… : ainsi, les éléments structuraux du sabbat (onction, vol nocturne et métamorphose) sont bien à l'honneur dans ce livre. L'état de possession de Marguerite est parfaitement bien rendu : modification de l'état psychologique, agitation, méchanceté, violence…


L'intrigue est, en fait, très complexe, entre histoire collective et histoire du couple formé par le Maître et Marguerite et mise en abyme d'une autre fiction romanesque dans le roman lui-même : le diable prend l'apparence de Wolland, un illusionniste, et bouleverse le milieu littéraire moscovite.
Parallèlement, le Maître écrit un roman historique à scandale sur un épisode biblique et se retrouve interné dans un hôpital psychiatrique où il va se confier à Ivan Nikolaïevski devenu fou à cause des agissements de Wolland, en particulier la mort de Berlioz. C'est au niveau de ce lieu emblématique qu'est l'hôpital psychiatrique que le collectif et l'individuel se rejoignent : c'est là que seront enfermés toutes les victimes de Wolland.
De plus, Boulgakov s'amuse avec la temporalité car même si Wolland récite le roman du Maître dès le début du livre, le lecteur ne sait pas encore de quoi il s'agit exactement ; c'est seulement au chapitre XIII, intitulé « Apparition du héros » que l'on comprend (ou pas) que si Wolland connaît le sujet du roman, c'est parce qu'il a été contemporain des faits racontés … et qu'il connaît la vérité sur Pilate.
Enfin, il y a encore un niveau de lecture autour de Marguerite qui devient une sorcière dotée de pouvoirs surnaturels le temps du bal où elle sert de maîtresse de maison pour recevoir les invités du diable ; en échange, elle choisit de retrouver le Maître… Je ne dévoilerai pas la fin : lisez !
Dans ce pacte funeste avec le diable peut se lire une remise en question de la création littéraire puisque Wolland s'est approprié l'oeuvre du Maître que ce dernier avait pourtant brûlée ; ainsi, Wolland l'illusionniste synthétise toutes les illusions humaines à travers la littérature, qu'elles soient politiques, idéologiques, philosophiques ou religieuses. La magie noire devient métaphorique des instincts mauvais et bassement matériels, de l'amoralité des grands principes de la société stalinienne et de sa propagande : les têtes coupées ou retournées renvoient symboliquement au lavage de cerveau. À la fin du roman, avec la tentative d'imposer une explication rationnelle et scientifique aux évènements surnaturels, Boulgakov montre bien que le communisme est une illusion aussi trompeuses que toutes les autres.


En ce qui concerne les personnages, on peut voir dans Wolland et dans le Maître des doubles intra-diégétiques de Boulgakov dans deux sortes de mise en scène. Avec l'illusionniste Wolland, il se fait metteur en scène de l'anarchie au sens théâtral du terme, transformant la ville de Moscou en grand cirque digne des films muets, des arts clownesques et même de l'opéra. L'association du fantastique avec la théâtralité souligne la manière dont le régime stalinien manipule les individus : le peuple se croit acteur alors qu'il est victime.
Avec le Maître, il se met lui-même en scène en tant qu'écrivain même si c'est, selon moi, encore plus compliqué puisque c'est Boulgakov qui fait l'unité stylistique de l'histoire biblique et la transfigure en une sorte de texte sacré malgré le trio énonciatif formé par Wolland qui récite, Bezdommy qui rêve et le Maître qui écrit. le vagabond philosophe mis en scène dans le roman du Maître est porteur lui aussi d'interrogations philosophiques, dans un univers religieux discrètement suggéré avec la problématique de la culpabilité et du pardon, une allusion à une forme de sainteté pour le Maître qui se voit proposé un repos éternel romantique et musical.


Dans le Maître et Marguerite, Boulgakov réunit, grâce à l'immense liberté d'écriture permise par le caractère surnaturel de son roman, le propos satirique, les péripéties comiques voire grotesques, une forme de tragique et un questionnement moral, politique et esthétique. Ce roman relie les grandes problématiques chères à Boulgakov : le régime stalinien comme mal absolu et la position de l'écrivain rejeté et muselé dans une société liberticide. le personnage du diable est là pour mettre à mal la société scientifique positiviste du régime soviétique et brouiller le jeu de la vraisemblance.
J'ai beaucoup apprécié l'intertextualité sous-jacente avec les références à Pouchkine, Dostoïevski ou Gogol, sans oublier le mythe faustien, naturellement
Je ressens une forme de sympathie pour le personnage de Wolland, certes incarnation du mal et du pouvoir arbitraire et illustration des dérives du régime communiste, mais aussi, selon moi, instigateur d'un désordre et d'une anarchie libératrice. Il possède cette ambiguïté du méchant qui attire et ensorcelle…
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