Citations sur Budapest (11)
A force de me vouer sans compter à mon métier, écrivant et réécrivant, corrigeant et épurant des textes, mimant chaque mot que je jetais sur le papier, il ne restait guère de mots recherchés pour elle. Devant elle, je n'avais même plus envie de m'exprimer, et quand je le faisais, c'était pour débiter sottises, lieux-communs, phrases insipides, avec des erreurs de syntaxe, des pataquès. Et si une nuit au lit avec elle me venaient aux lèvres des mots adorables, je les réprimais, je les économisais en vue d'un futur usage pratique.
Et l'avion réapparut sur la piste, une image lointaine, sombre, statique, qu'accentuait la voix off du commentateur. Avoir des nouvelles de l'avion déjà ne m'importait plus, le mystère de l'avion était occulté par le mystère de la langue qui transmettait les nouvelles. J'avais l'oreille rivée à ces sons amalgamés quand soudain, j'ai repéré le mot clandestin. Lufthansa. Oui, Lufthansa, aucun doute, le locuteur l'avait laissé échapper, ce mot allemand infiltré dans la muraille de mots hongrois, la brèche qui me permettrait de disséquer tout le vocabulaire.
Mais deux personnes ne s’équilibrent pas longtemps côte à côte, chacune avec son silence ; un des silences finit par absorber l’autre, et alors je me suis tourné vers elle, qui semblait m’avoir oublié. J’ai continué de scruter son silence, à coup sûr plus profond que le mien, et d’une certaine façon plus silencieux. Nous sommes restés ainsi une autre demi-heure, elle refermée sur elle-même et moi immergé dans son silence, essayant de vite lire ses pensées avant qu’elles ne se changent en mots hongrois.
« J’ai renoncé à l’excursion, je suis remonté dans ma chambre, je me suis allongé sur le lit et j’ai ouvert le dépliant, une carte illustrée de la ville, avec des rues blanches sur fond beige, des jardins nuancés de vert et le Danube bleu. (…). Si je choisissais d’emprunter une transversale, j’étais à deux doigts du centre historique de Buda, un ensemble irrégulier de rues, frappé d’autres flèches, et de cercles de diverses couleurs, et de croix signalant les églises, et d’astérisques renvoyant à un index avec des explications, je voulais promener calmement mes yeux sur cet ensemble urbain. (…) cheminer ainsi sur une carte ne m’ennuyait pas, peut-être parce que j’ai toujours eu la vague sensation d’être moi aussi la carte d’une personne »
Les voix hongroises vibraient autour de moi, sans se douter qu’elles exposaient leurs secrets à un intrus. Et du fait d’ignorer les significations, je percevais les inflexions de la langue avec plus de netteté ; j’étais attentif à chaque réticence, chaque hésitation, à une phrase interrompue, à un mot coupé en deux comme un fruit dont j’aurais pu examiner l’intérieur.
A mes oreilles, le hongrois aurait pu tout aussi bien être une langue d’une seule pièce, qui n’était pas constituée de mots et dont on n’avait la connaissance que dans son intégralité.
Un mot ? Faute de la moindre notion de l'aspect, de la structure, du corps même des mots, je n'avais aucun moyen de savoir où commençait et finissait chacun d'eux. Impossible de les détacher les uns des autres, c'eût été comme prétendre découper un fleuve au couteau. A mes oreilles, le hongrois aurait pu tout aussi bien être une langue d'une seule pièce, qui n'était pas constituée de mots et dont on n'avait la connaissance que dans son intégralité.
J’ai traversé le bureau des jeunes rédacteurs, dans un silence tel que j’ai cru entendre un bruit d’yeux me suivre.
Par chance il me restait les rêves et en rêve j'étais toujours sur un pont du Danube, aux heures creuses de la nuit, à contempler les eaux couleur de plomb. Et mes pieds quittaient le sol et à plat ventre sur le parapet, je me balançais, euphorique parce que je savais que je pourrais, à tout moment, donner à mon histoire un dénouement que personne n'avait prévu. Je laissais couler le temps pour mieux jouir de cette toute-puissance, et le temps passant, le soleil se levait, les eaux verdissaient, et mes mouvements ne tardaient pas à s'étriquer de nouveau.
Pour un immigrant quelconque, l'accent peut être une revanche, une façon de maltraiter la langue qui l'oppresse. De la langue qui ne lui plaît pas, il mâchera les mots strictement nécessaires à son travail et à son quotidien, toujours les mêmes mots, pas un de plus. Et même ces mots, il les oubliera à la fin de sa vie, pour revenir au vocabulaire de son enfance. Tout comme on oublie le nom de familiers quand la mémoire commence à fuir, telle une piscine qui se vide peu à peu, tout comme on oublie le jour précédent et ne retient que les souvenirs les plus profonds.