« C'est le feu vivant tel que je n'en ai jamais encore vu …. En outre, extraordinairement fine, courageuse, intelligente et tout cela, elle le jette dans son sacrifice ou, si ont veut, c'est grâce au sacrifice qu'elle l'a acquis… »
Franz Kafka sur
Milena.
Margarete Beuber-Neumann est née en 1901 à Postdam. Auteure et journaliste allemande, militante communiste, elle épouse en seconde noces Heinz Neumann, l'un des leaders du parti communiste allemand. A l'arrivée des nazis, ils s'expatrient en Union Soviétique. Victime des purges staliniennes, accusé de déviationniste, Heinz est fusillé sans autre forme de procès. Margarete est arrêtée un an après, en 1938, et déportée dans un camp de travail. Selon les accords du pacte germano-soviétique, les ressortissants allemands communistes, réfugiés en Union Soviétique, doivent être livrés à l'Allemagne nazie : « rendons à César ce qui est à César ». Après avoir connu le Goulag, Margarete est transférée à Ravensbrück.
C'est en octobre 1940, à l'arrivée de
Milena, au camp de Ravensbrück, qu'elles firent connaissance. Pendant la promenade des « nouvelles arrivantes »,
Milena se dirigea vers Margarete. journaliste avertie et lucide,
Milena avait entendu parler du « marché » entre Hitler et Staline, concernant les militants antifascistes qui avaient émigré en Union Soviétique. Mue par son désir de vérité, informée du passé de Margarete,
Milena souhaitait connaître la vérité sur ces restitutions. du jour de cette rencontre, naquit une amitié sincère et puissante entre ces deux femmes, une amitié poussée à son paroxysme par la perte de la liberté, la promiscuité, la violence, le choc de la détention et le sectarisme des prisonnières communistes, leur reprochant la lucidité de leurs propos sur l'Union soviétique.
Dans leurs conditions de vie inhumaines, à l'initiative de
Milena, elles s'étaient promises d'écrire un livre ensemble dès la liberté retrouvée.
Milena avait conscience de l'importance du témoignage. Elle envisageait un ouvrage « sur les camps des deux dictatures avec leurs appels, matin et soir, leurs colonnes de détenus en uniforme, marchant au pas, la réduction à l'état d'esclaves de millions d'être humains – d'un côté au nom du socialisme et de l'autre pour le plus grand profit de la race des seigneurs ».
Ce livre ne verra pas le jour mais Margarete, outre les récits, les confidences qu'elles ont pu échanger, au risque de leur vie, pendant les quatre ans de leur détention, aidée en cela par des amies et amis de
Milena, parvient à nous restituer le plus fidèlement possible la vie de
Milena Jesenska. Cet hommage est d'une grande valeur. L'écriture de Margarete m'a rappelé celle d'
Anna Seghers. Un style riche, précis, fluide.
Dans ce récit essentiel, elle nous relate l'enfance de
Milena, dresse le portrait d'une journaliste de talent, sa vision intelligente et clairvoyante, ses engagements qu'elle sait remettre en question, sa personnalité passionnée, intègre. Elle nous conte ses amours notamment son amour pour Kafka et leur rupture ; ce qui nous donne à découvrir et à savourer leurs échanges épistolaires. Sur le plan historique, on découvre la construction de la démocratie tchèque pendant l'entre deux guerres et son bouillonnement culturel, puis l'invasion de la Tchécoslovaquie par les Allemands, les problèmes de la région frontalière, et l'occupation allemande avec toutes ses conséquences. Bien que ce soit une biographie, il y a aussi des chapitres évoquant la vie à Ravensbrück. Soumis à la captivité, côtoyant la mort, l'être humain modifie ses comportements. Margarete, avec le sens aigu de celle qui a vécu l'expérience des camps, sait nous mettre face à notre fragilité, notre impermanence, notre vulnérabilité mais aussi face à notre noirceur. Pour ma part, cette lecture fut pour moi, une mine d'informations et de réflexions.
Milena, personnalité passionnée, insolente, brillante, féministe, très cultivée, adepte très jeunes des milieux littéraires, douée d'une grande intelligence, commence sa vie professionnelle à Vienne où elle a suivi son premier mari. Dotée d'une capacité de travail impressionnante, journaliste au
regard pénétrant, après son divorce, elle revient à Prague pour occuper un poste de journaliste politique. Elle s'engage au parti communiste en 1931 dont elle sera exclue en 1936 trop consciente du caractère inhumain de la politique communiste.
Hitler prend le pouvoir en Allemagne.
Miléna passe les évènements au laser de son discernement ce qui lui permet d'identifier les menaces qui pèsent sur les libertés et elle n'hésite pas à dévoiler ses pronostics politiques tant sur la réalité soviétique que sur la réalité de la politique d'Hitler. Elle s'expose ainsi, allant à contre-courant de l'intelligentsia tchèque qui préfère fermer les yeux sur les exactions de Staline. L'Allemagne envahit la Tchécoslovaquie, elle est arrêtée et envoyée dans le camp de Ravensbrück.
J'ai beaucoup apprécié lire certains de ses articles dans le Pritomnost, découvrir les extraits des lettres qu'elle avait adressés à
Max Brod lors de sa rupture avec Kafka. Elle a rédigé un article particulièrement touchant, vibrant, lors du décès de l'écrivain
Karel Capek. Elle avait un réel talent !
Sa plume est poétique, élégante mais elle peut être à double sens lorsqu'elle tient à faire passer un message.
C'est un très bel ouvrage que celui de Margarete Beuber-Neumann, un témoignage très émouvant en l'honneur d'une femme libre, très investie dans ses engagements qu'ils soient professionnels, politiques, comme son engagement de résistante. Jusqu'au bout, elle se sera battue contre l'injustice.
Milena est décédée à Ravensbrück le 17 mai 1944 veillée par Margarete Beuber-Neumann.
« Je retrouvai le liberté et exécutai le testament de
Milena, j'écrivis notre livre sur le camp de concentration. Peu avant sa mort elle m'avait dit un jour : « Je sais que toi, au moins, tu ne m'oublieras pas. Grâce à toi, je peux continuer à
vivre. Tu diras aux hommes qui j'étais et auras pour moi la clémence du juge…. » Seules ces paroles m'ont donné le courage d'écrire cette vie de
Milena. »