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Critique de Nastasia-B


Je l'ai déjà écrit quelque part : il y a lire des livres et il y a lire de la littérature. Bien sûr, je conçois, je comprends qu'on puisse ne pas aimer ce livre : j'admets même carrément que l'on puisse détester ce qu'il contient, mais il me paraît difficile de mettre en doute la qualité proprement littéraire du roman de Dino Buzzati.

D'un point de vue qualitatif, le Désert des Tartares est un triple concentré de talent : des dialogues écrits impeccablement, un savoir-faire narratif et stylistique concernant l'écoulement du temps, le sentiment ambigu d'attente et d'angoisse que je trouve absolument remarquables. Selon moi, de la très haute orfèvrerie.

Si vous raffolez des scenarii dynamiques où tout explose à chaque page, des enquêtes époustouflantes d'un limier d'exception, du monde des elfes luttant contre des monstres hideux dans un Moyen-âge fantasmé, alors oui, là, force est de constater que vous risquez de vous y ennuyer.

Car le Désert des Tartares, qu'est-ce dans le fond ? Selon moi, une parabole froide (au sens d'un récit allégorique et non en son sens religieux). Et quelle parabole ? Aaaaah ! c'est tout le roman, ça, et ne comptez pas sur moi pour vous le dévoiler entièrement, mais l'on peut tout de même avancer qu'il y est question du sens de la vie, n'est-ce pas ?

Sous des airs anodins, c'est puissant ce qu'il soulève, là, l'ami Buzzati, ça vous remue la carcasse, ça vous labouraille les entrailles. Que symbolise, finalement, cet inaccessible autant qu'inutile fort Bastiani ? Je pense — et ça n'engage que moi, nulle vérité à chercher là-dedans, juste un très subjectif ressenti —, je pense, donc, que le fort Bastiani représente toutes les chimères que l'on se forge consciencieusement durant toute notre vie et qui nous éloignent, justement, de ce que c'est même que la vie.

J'entends par là « le bonheur », « le grand amour », « la réussite », « la reconnaissance », « la retraite », « la carrière », ou que sais-je, enfin vous voyez, ce genre de choses, toutes assez absurdes, n'est-ce pas, dès qu'on prend la peine d'y réfléchir et de les considérer attentivement ne serait-ce que quelques minutes à l'heure de faire son choix entre le boursin et le tartare.

Par exemple, quand on est jeune, c'est-à-dire fin de l'adolescence, début de l'âge adulte, j'en vois beaucoup — et moi la première j'étais comme ça —, qui souhaitent, qui espèrent confusément, comme à travers un nuage, cet état aux contours flous que l'on nomme « être heureux(se) ». Mais qu'est-ce que ça veut dire « être heureuse » ? Pourtant on attend ce moment, on le rêve, on part en quête, et… et l'on est aussi risibles que tous ceux qui, autrefois, cherchaient très sérieusement et très méticuleusement le saint Graal…

L'actualité me pousse à choisir l'exemple de « la retraite ». Combien de fois ai-je entendu la fameuse rengaine : « je fais ça POUR ma retraite » ou « je ferai ça QUAND je serai en retraite ». Quelle ineptie ! La vie, c'est ici et maintenant ! Dans quel état serez-vous quand vous y serez en retraite (a fortiori si l'âge légal pour y prétendre continue de croître) ? Irez-vous même seulement jusque-là ? Rien n'est moins sûr, et pourtant, pourtant, chaque jour, certain(e)s oublient de vivre pour cet idéal hypothétique et scabreux, oubliant, par exemple, que trente ans plus tard, leur corps ne leur permettra plus de jouir comme ils l'imaginaient de cet idéal de pacotille. Mieux, j'accepte de faire une croix sur toutes les plus belles années de ma vie PARCE QUE la retraite après. C'est très chrétien comme conception, très crétin, dans le fond, ça nous dit : « Chiez-en sur la terre, et vous jouissez ultérieurement du Paradis après votre mort fièrement et noblement acquise. » Et si c'était seulement un oubli de vivre, au sens de ce que le mot vivre signifie vraiment ?

« La carrière », « la réussite »… tous ces songes creux, ces fariboles… tous les Steve Jobs de la Terre, qui ont bien réussi… leur cancer ! Et bien, voyez, il est ainsi notre Giovanni Drogo du Désert des Tartares : il ne vit pas l'instant, il vit dans l'attente, dans l'espoir d'un futur hypothétique et grandiose.

(À cet égard, je me permets une minuscule remarque sur le fait qu'en espagnol, les verbes attendre et espérer sont les mêmes : j'espère mon bus… j'attends réussir mon examen… Vous voyez c'est une nuance intéressante. Contrairement à l'espagnol, le français distingue ce qui est presque sûr — attendre — de ce qui n'est qu'hypothétique — espérer. Pourtant, pendant très longtemps, je n'ai jamais regardé ces deux verbes et les deux horizons qu'ils contiennent comme de simples variations de degré de probabilité mais bien comme des notions très différentes. Au moins, notre ami Macron aura-t-il restauré la délicate ambiguïté des termes : avant les gens attendaient leur retraite, maintenant… ils l'espèrent !)

Giovanni Drogo arrive donc, jeune et fringant, au fort Bastiani, une relique des temps ancestraux où défendre une frontière signifiait plus ou moins quelque chose. Il se dit qu'il ne va pas moisir ici, que ça n'est que provisoire : quatre mois, c'est vite passé… Un provisoire qui dure, qui dure, ça n'évoque rien chez vous ? Qui parmi nous n'a jamais dit, « c'est provisoire, je ferai ça plus tard ou je le changerai après » et puis… 10 ans, 15 ans plus tard, la chose en question est toujours là, l'urgence de s'y consacrer s'éloignant presque à mesure que le temps avance.

Et si c'était autre chose encore ? du registre de la peur de vivre, quasiment ? L'angoisse du prisonnier à son dernier jour, quitter un monde réglé et rébarbatif mais que l'on connaît pour un monde potentiellement plus stimulant mais inconnu. Pourquoi certains militaires prolongent-ils leur contrat ? Pourquoi certains refusent-ils d'aller en retraite justement, après avoir passé toute leur vie dans un travail via lequel ils se définissaient ? Pourquoi sauter le pas du ron-ron de notre existence est-il parfois si compliqué ? Voilà ce que questionne le Désert des Tartares.

Pourquoi, enfin, cherchons-nous parfois à nous convaincre que « nous n'avons pas fait tout ça pour rien », qu'il suffit d'attendre encore un tout petit peu, de donner encore un dernier petit coup de collier et que nous serons enfin payés de retour. Et donc, fatalement, on continue interminablement la danse au lieu de passer sagement ce que l'on a perdu au bilan des pertes et profits. C'est un processus psychologique connu sous le nom d'Erreur des coûts irrécupérables (Sunk cost fallacy en bon français dans le texte) qui est au coeur du fabuleux roman d'Horace McCoy On achève bien les chevaux et dont j'ai déjà parlé à propos des livres qui nous déplaisent et qu'on continue pourtant jusqu'au bout (du type Confiteor de Jaume Cabré en ce qui me concerne).

La transition est ainsi toute naturelle avec cette fameuse erreur des coûts irrécupérables, qui, dans de rares cas s'avère cependant payante. Je l'avais évoquée à propos du roman de Julien Gracq, le Rivage des Syrtes. Dire qu'il y a un lien entre le Rivage des Syrtes et le Désert des Tartares est une évidence, le français étant quasiment une réécriture de l'italien… en moins bien, malheureusement. En effet, combien plus laborieuse, combien plus foireuse et mal sentie, combien plus poussive et laxative chez Gracq quand c'est tellement, tellement bien réalisé, bien maîtrisé chez Buzzati ! Mais voilà, n'est pas Buzzati qui veut, et l'on a beau s'appeler Gracq, il y a des fois où la plume cracq, où les phrases demeurent en vracq et où une bonne cure de fénugracq s'impose pour rétablir notre transit. En somme, si vous hésitez entre les deux, j'aurais tendance à vous conseiller légèrement, du genre 300.000 contre 1, la lecture de Buzzati au détriment de Gracq.

Pour cette raison et pour toutes celles que je n'aurais su exprimer ou déceler au travers du désert de cette contribution, lisez, si le coeur vous en dit, cette magistrale pièce de littérature que nous offrit en 1940 Dino Buzzati et que porta à l'écran un autre grand esthète italien en la personne de Valerio Zurlini (voir P. S.). Cependant, gardez à l'esprit qu'une fois encore, toute la furieuse subjectivité exprimée dans cet avis n'est que mienne et ne signifie, en Tartarie comme ici, pas grand-chose.

P. S. : pour celles ou ceux qui auraient vu la magnifique adaptation cinématographique, il ne vous aura pas échappé qu'elle fut tournée dans l'incroyable forteresse iranienne de Bam, quelques années avant la révolution de 1979. Personnellement, je trouve ce château fantastique, j'aurais adoré le visiter, or…
… la nature en a décidé autrement, et bam ! le grand tremblement de terre de 2003 a presque totalement détruit la forteresse de Bam. Seuls les remparts extérieurs ont à peu près résisté. Quel dommage pour ce patrimoine d'exception !
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