Vivre ailleurs que là a changé pour moi le sens du mot vivre. Vivre ailleurs est devenu synonyme de besogner ma vie, organiser ma vie, structurer ma vie, prévoir ma vie. Là-bas, vivre c'était vivre, c'était se livrer aux mouvements coutumiers de l'humanité sans en souffrir ; s'en plaindre ou s'en réjouir, mais les acceptant tels qu'ils sont. Depuis que je ne vis plus en Algérie, il n'y a pour moi que labeur, vacances, luttes. Il n'y a plus d'nstants où, sans restriction, je suis en parfaite harmonie avec le monde.
Pourquoi vouloir retourner là-bas, pourquoi écrire ces pages sinon pour essayer de comprendre l'équilibre ou le déséquilibre que créent en moi l'alliance ou la guerre de deux cultures ?
Dans mon pays les saisons ne sont pas comme en France. Le printemps dure quinze jours, il est fou : il pète, il pétarade, il tiraille, il éclabousse tout, partout. Les couleurs, les odeurs, les formes, montent et transforment le paysage à une vitesse telle qu'on croirait voir bouger et vibrer la terre.
Chaque famille était en quelque sorte un arbre avec des racines, un tronc, des branches. Chaque naissance, chaque mort, chaque mariage avaient une importance capitale. L'arbre faisait partie d'une forêt et la tenue de cette forêt occupait les existences entières.
Pas une ombre, pas un bruit, pas un souffle qui ne me signifie la durée infinie et la pérennité de mon être là, à cette place, où chaque élément est indispensable au moment et où je suis indispensable à chaque élément.
Famille, détestable enclos, pâturage empoisonné ! Suffira-t-il de toute ma vie pour me désintoxiquer d'elle ?
Jusqu'où divaguent les racines du corps ?