Et pourtant ce matin-là, chose étrange, il me semble bien dans mon souvenir qu'il resta muet comme la carpe qu'il n'a pas pêchée. Pourtant, avec son air fureteur et ses
mains potelées promptes à déballer n'importe quoi, il sait tout avant tout le monde ! Ah j'oubliais de vous préciser, prise par le charme de leurs personnes, qu'à sa fenêtre
pendant que je vous parlais d'eux la soi-disant Clémence que j'étais alors fut soudain témoin…
Voici donc point par point et ligne après ligne, sans en omettre une virgule (bien que la ponctuation d'aujourd'hui ne soit plus celle d'hier et on a vu des innocents expédiés en prison pour moins que ça), tous les détails de cette ténébreuse affaire, à ce jour pas encore résolue de manière à mon sens satisfaisante. Peut-être que vos lumières s'ajoutant aux miennes nous permettront d'approcher au mieux la vérité, si inattendue soit-elle !
Aussi, tempérant mes audaces (on me reproche assez dans mon parentage mes outrecuidances de style), ai-je décidé de me lancer dans une relation que j'espère sobre et dépourvue d'artifices. À vous de juger, de vous faire une louable opinion. Voici donc vous dis-je, une à une et comme encore saisies par le vif ou la mort de la chose, les
pièces uniques du dossier.
Tant d'années depuis cet improbable mystère ! Et d'abord la victime en ses habits de dimanche en fut-elle vraiment une ? Car l'enquête menée à mots couverts
(qu'il s'agissait de décoiffer) loin d'occuper les grosses manchettes des journaux locaux resta si évasive, comme distraite de son objet. On s'en étonnait déjà aux Embruns, l'hôtel de passage où un désœuvrement de fin d'hiver (il en subsistait quelques flambées) m'avait jetée avec quelques proches (un vague oncle, une tante à
peine suffisante) au bord de la mer inclémente, par là sujette à des colères irrépressibles. Impossible d'oublier l'architecture démontée de ses vagues contre la jetée de ce petit port breton hanté par la pêche au large et la quête éperdue de gros poissons.
Rien de plus soupçonnable qu'un ciel sans nuages
(...) dans l’allée la plus anodine niche toujours un secret.
C’est à la photo d’un magazine « people » entrevue dans la salle d’attente d’un dentiste que je dois l’infortune des pages qui vont suivre. Sans ce piètre cliché, ô combien fugitif, jamais cette intrigante histoire ne me serait revenue dans les yeux. Mais maintenant qu’elle s’y trouve, comment procéder pour l’en ôter, pour que ma vue récupère la tranquillité de sa ligne d’horizon ? C’était en effet hier, autrefois, jadis, naguère, un tas d’heures perdues, une flopée de secondes, de minutes qui étranglent la voix quand on y resonge. C’était exactement il y a vingt ans, je ne portais pas de lunettes alors, et mes cheveux encore s’ébouriffaient. S’ils ne s’ébouriffent plus, cela ne signifie nullement d’ailleurs que je sois vieille, quoique je fasse, à quoi bon vous le cacher, commerce de vieilleries. Mais ressemble-t-on nécessairement à ce qu’on rassemble ? bien que ces troublants événements que je me propose de vous rapporter et auxquels je fus dans mon enfance si intimement mêlée aient pris de la patine, cette couleur spirituelle que le temps inflige aux choses ? Or ne suis-je pas, de par mes fonctions d’antiquaire, plus à même que bien d’autres de pouvoir démêler le vrai du faux, l’original de la copie, et Dieu sait que des copies il m’en faudra noircir un nombre assez conséquent pour parvenir à relater dans tous ses infimes détours une si énigmatique affaire devenue, depuis l’époque où j’en fus à mon corps défendant le hasardeux témoin, une véritable antiquaillerie , réclamant pour être convenablement décryptée, appréciée à sa juste mesure un œil averti ? ….