Les maîtres ne meurent pas, c'est ce que je croyais enfant, ils sont éternels, à l'abri de tout à l'ombre des guardarrayas : la richesse de leur vie les protège des maladies et de la mort. Et les enfants du maître, de si beaux enfants à la peau claire, bien vêtus, radieux, sûrs d'eux. Je haïssais leur sourire autant que la rutilance de leur désinvolture et celle du vernis de leurs chaussures.
Je maudissais Amalia, l’aînée, ses lisses cheveux caramel, ses joues veloutées et ses dents si blanches. Elle adorait les mangues immaculées. Elle ne m’aimait pas, moi je l’aimais. Je boitais et Amalia riait. Ses dents blanches. Je l'aimais, je voulais Amalia, les mangues et Amalia, lui retirer ses souliers vernis, la couvrir de ma sueur, lécher la poudre d'hostie de sa peau, ma faim calmée par sa voix douce et éduquée lisant la légende d'Ambaco y Aguatí, chante Amalia, chante mon aimée, petite tortue insaisissable, jicotea, ma jicoteíta, pendant que je te soumets à moi : Aguati, langué, langué, langué…
Mon père était ouvrier agricole au Central Jaronú, à Esmeralda, dans la province orientale de Camagüey, né comme mon grand-père au pied d'un trapiche dont les trois cylindres lui broieront le poignet droit. Tous deux savaient : les dollars américains, la dictature, son désordre et les maîtres du sucre. Mon père, ses mains laborieuses, sanglantes de zafra et sucrées de mélasse, la touffeur obscure du barracón où survivait notre famille, ma mère salie depuis toute jeune par le maître, la haine muette de mon père. Ma mère à qui le maître avait appris à lire, friand des légendes qu'elle lui contait pendant que sa sueur d'homme riche la déshonorait : celle du chien invisible de Ramonita Oramas, ou encore celle du moquequen de Orúmbila et Olofi, grands amateurs de chair de donzelle blanche et distinguée.