Citations sur La fréquentation des à-pics (11)
Elle avait dû franchir une limite, à un moment. Cela avait été un glissement.
La porte était lourde, de celles qu'on ne ferme pas si facilement : à cause d'Alzheimer, on avait mis ces mécanismes spéciaux qui empêchent les malades de refermer seuls leur porte. Je suis partie en la claquant, il n'y avait pas d'autre solution. Étrangement, ce geste était en accord profond avec ce que je ressentais, une rupture définitive, au vu et au su de tous, une certitude éclatante, cette porte qui claquait comme un étendard, celui de mon chagrin. J'ai traversé un couloir peuplé de zombies, je ne le reverrai plus vivant, je ne reviendrai plus ici, la voiture a roulé vite!
Pourquoi cet acte si simple, si gentil, comme a dit la maîtresse, se heurte-t-il à tant d’obstacles ? Elle devine sa propre naïveté, et que sa volonté, même forte, ne pèsera pas lourd dans ce monde compliqué et imprévisible qui s’est dessiné sous ses yeux ce soir.
Ce sont des histoires de femmes et de filles qui cheminent au bord du précipice. Parfois, elles le voient et il leur vient un brin de vertige, mais, la plupart du temps, elles l’ignorent. Elles se tiennent là comme si de rien n’était. La falaise est escarpée, mais sous leurs pieds la terre est ferme, et puis elles font attention. Sans doute les femmes fréquentent-elles les à-pics depuis longtemps, rompues au maintien en équilibre, mais il me semble qu'entre les années cinquante et aujourd'hui, elles ont exploré ce les alpinistes appelleraient des voies nouvelles, dont il n'existait aucune carte, aucun repère. Elle n'avaient développé aucune tactique, rien ne leur avait été transmis, et pourtant elles sont passées.
"Pédaler vite sur ce chemin, fort, Viviane, pédaler pour faire quelque chose, je sens que j'ai quelque chose à faire, pédaler pour le dire, vite. Viviane, j'ai cette mission, pédaler pour rentrer à la maison, j'ai trouvé une petite fille, pédaler pour le dire, Viviane, le crier, pédaler sans détour.
J'ai trouvé une petite fille.
J'ai trouvé une petite fille."
p177
J'ai dix ans et je suis libre, libre comme l'air, comme un papillon dans l'air. Je pédale comme une dératée dans le vent d'automne. Ma liberté est cet animal de fer et de caoutchouc qu'on nomme alors minivélo (…). Je le dirige avec un doigté et une adresse d'amazone : je suis passée maîtresse dans l'art du zéro main, zéro pied, et j'envisage la prochaine étape – le zéro fesse – comme une perspective de jouissance vélocipédique absolue et l'achèvement de ma quête d'apesanteur. Je vis mes chutes, trop rares et trop bénignes pour freiner mon allégresse, comme quelques concessions, admissibles, aux lois de la physique universelle, qui ne sauraient s'appliquer à mes rapports avec ma fougueuse machine.
Au commencement était le Verbe.
"On rejoint les adultes au seuil de l'explication du monde et on voit bien qu'ils n'en savent pas plus."
Et elle n’était pas fille à subir, née trop libre. Elle n’avait jamais pu se résigner à l’élever quand même.
Ils se dirent adieu à l’entrée de la base, à l’endroit où la porte de la traction avait claqué. Elle n’arrivait pas à pleurer, elle le regardait avec le même bonheur qu’au premier jour, il ne lui avait inspiré que cela.