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Critique de Eric75


Le curriculum vitae de Daniel Chavarria est compliqué, au point de ressembler à un fake. Daniel Chavarria, Uruguayen né en 1933, voyage en Europe entre 19 et 23 ans, aurait été mineur à Essen, modèle à Cologne, plongeur à Paris (dans les restos, pas dans les piscines), guide au Musée du Prado à Madrid, militant PC en Uruguay et en Argentine, guérillero castriste en Bolivie, chercheur d'or au Brésil. Traqué par la police, il s'échappe en Amazonie déguisé en prêtre. Ses liens avec la guérilla l'obligent à quitter précipitamment le pays, ce qu'il fait en détournant un avion sur Cuba où il travaille depuis comme traducteur, professeur de littérature et romancier.
Daniel Chavarria, dont je ne connais pas les autres romans, nous donne avec La sixième île un livre plutôt inclassable, touffu, multipliant les genres, un livre qui lui ressemble. Compte tenu de son parcours, Chavarria ne peut pas faire dans le fadasse. Son roman est bâti comme un édifice – une auberge espagnole – à trois étages. Visite guidée.
Le premier étage commence par le récit de la vie de Sosthenes Behn (ce type a existé). Cofondateur de la multinationale américaine ITT spécialisée dans les télécoms, Behn a entretenu de bonnes relations avec Hitler en 1933. La vie de Sosthenes Behn est un roman. Mais on passe très vite à Harold Geneen, son successeur. Bis repetita : ce type a existé… et sa vie est un roman. Puis, on s'intéresse à quelques cadres de la firme, personnages de fiction, cette fois. Luigi Capone (qui anglicise son nom en Lou Capote) et Thomas Gainsborough. Ce dernier est un ancien cadre de l'Intelligence Service mouillé par l'affaire Philby-Burgess-Mac Lean, entré chez ITT, devenu bras droit de Geneen et chargé de la sécurité de l'entreprise. le personnage de Gainsborough est inquiétant, mais à peine moins que son patron (dans la vraie vie, Harold Geneen est dépeint comme un personnage sans foi ni loi, ITT est impliquée dans le coup d'état de Pinochet, peut-être même dans l'assassinat de Salvador Allende, et recrute d'anciens cadres de la CIA). Après une introduction sur la jeunesse et les problèmes sexuels de Lou Capote, principal personnage de cette partie du récit, la narration s'accélère avec l'enlèvement savamment orchestré de Lou et une demande de rançon des malfaiteurs à ITT. Pour cette partie, l'action va désormais se situer en 1976 (vous suivez ?).
Le second étage concerne la vie de Bernardo Piedrahita entre 1938 et 1994. Elève jésuite caractérisé par une forte mentalité de premier de la classe, orphelin, effectuant des petits boulots pour joindre les deux bouts, Bernardo fait les quatre cent coups pour épater la galerie et n'hésite pas au bout du compte à jeter aux orties sa vocation religieuse pour sillonner les mers et les océans comme marmiton à bord d'un navire crétois… ou grec. Navire qu'il va rapidement quitter pour un autre, et cetera (vous suivez toujours ?).
Le troisième étage est le surprenant récit d'un aventurier mi espagnol mi-hollandais du XVIIe siècle, Alvaro de Mendoza, véritable pirate des Caraïbes sans scrupules qui se repent vers la fin de sa vie de tous ses crimes, aussi nombreux qu'atroces, perpétrés au cours de ses périples incroyablement enchevêtrés et sanglants à la surface du globe. Cette troisième partie constitue un véritable exercice de style, car elle est quasiment écrite en vieil espagnol, saluons au passage la prouesse du traducteur qui parvient à reproduire les tournures anciennes (je ne vous ai pas perdu en route ?).
Les trois étages de ce roman-auberge espagnole sont bourrés à craquer de meubles anciens et high-tech et de personnages secondaires invités, qui racontent eux aussi leur vie, d'autres récits à l'intérieur des trois récits. le résultat est dense, foisonnant, on rencontre plein de monde, on ne s'ennuie pas, mais on ne creuse pas vraiment les relations non plus. le roman, bien sûr, alterne les trois récits, passe sans transition d'un étage à l'autre, au gré des chapitres.
Si des communications existent entre les étages, il faudra attendre longtemps pour les trouver.
Compte tenu de la construction sophistiquée et de l'ambition du roman, on aurait voulu découvrir à la fin le majestueux escalier d'honneur à double hélice en pierre taillée réunissant les différents étages. On se contentera de deux petites trappes et d'une corde à noeuds.
Tout se passe comme si Daniel Chavarria avait eu des idées pour trois romans et avait arbitrairement décidé de les réunir en un seul. Cet artifice permet certes de donner du volume, mais ne parvient pas à masquer l'impression d'inachevé propre à chaque récit.
Au premier étage, le lecteur reste sur sa faim après la disparition soudaine du personnage principal au deux tiers du livre ! Ah bon ? le chapitre s'intitule « Au bout de la pelote », comme si l'auteur avait été à cours d'idée, alors que le potentiel de ce premier récit – le thriller high tech – était énorme.
Au second étage, on a du mal à suivre les déplacements du héros, qui laisse une trace en pointillée malgré un début des plus prometteurs et une psychologie des intervenants un peu plus élaborée qu'ailleurs. On perd la trace de Bernardo dans ses échanges épistolaires de plus en plus décousus. Ce second récit ne se termine pas.
A troisième étage, le récit picaresque du XVIIe siècle semble plus cohérent, mais on a un très fort soupçon de fin bidonnée par le narrateur lui-même.
La solution se devinera dans l'épilogue.
Les ellipses sont nombreuses et le lecteur est amené à se forger ses propres conclusions concernant les passerelles entre les différents récits. Pour cette raison, La sixième île peut souffrir de la comparaison avec d'autres romans historiques, mieux élaborés dans l'imbrication de plusieurs narrations, tels que le Cercle de la croix de Iain Pears.
Malgré cette criante fragilité de construction, la lecture du roman n'est pas déplaisante ; il se passe toujours quelque chose à chaque page, les trois récits s'accélèrent et ne laissent aucun temps pour la réflexion. L'ambition de ce roman foisonnant et polyphonique n'est pas sans rappeler ses modèles sud-américains (on pense à Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez) ou européens (Robinson Crusoë de Daniel Defoë, L'île au Trésor de Stevenson), excusez du peu !
Daniel Chavarria : un auteur un peu charivari mais à découvrir. La sixième île : pas de tout repos, mais vous pouvez décider d'y faire une escale sans problème.
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