Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu'à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d'en faire un continuel usage !
Pourquoi courir après celui qui nous fuit, et négliger ceux qui se présentent ?
La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu'elle pourrait me résister ! Oui mon amie, elle est à moi, entièrement à moi; et depuis hier, elle n'a plus rien à m'accorder.
Je suis encore trop plein de mon bonheur pour pouvoir l'apprécier, mais je m'étonne du charme inconnu que j'ai ressenti. Serait-il donc vrai que la vertu augmentât le prix d'une femme, jusque dans le moment même de sa faiblesse ?
Ah ! le temps ne viendra que trop tôt, où, dégradée par sa chute, elle ne sera plus pour moi qu’une femme ordinaire.
N’est-ce pas en effet une véritable infidélité, une noire trahison, que de laisser votre ami loin de vous, après l’avoir accoutumé à ne pouvoir plus se passer de votre présence ?
Déjà vous voilà timide et esclave ; autant vaudrait être amoureux.
L’homme jouit du bonheur qu’il ressent, et la femme de celui qu’elle procure. Le plaisir de l’un est de satisfaire des désirs, celui de l’autre est surtout de les faire naître.
Lettre XLVIII
Du Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel
C’est après une nuit orageuse, et pendant laquelle je n’ai pas fermé l’œil ; c’est après avoir été sans cesse ou dans l’agitation d’une ardeur dévorante, ou dans l’entier anéantissement de toutes les facultés de mon âme, que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j’ai besoin, et dont pourtant je n’espère pas pouvoir jouir encore. En effet, la situation où je suis en vous écrivant me fait connaître, plus que jamais, la puissance irrésistible de l’amour ; j’ai peine à conserver assez d’empire sur moi pour mettre quelque ordre dans mes idées ; et déjà je prévois que je ne finirai pas cette Lettre, sans être obligé de l’interrompre. Quoi ! ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j’éprouve en ce moment ? J’ose croire cependant que, si vous le connaissiez bien, vous n’y seriez pas entièrement insensible. Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le sommeil de l’âme, image de la mort, ne mènent point au bonheur ; les passions actives peuvent seules y conduire ; et malgré les tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte, que, dans ce moment même, je suis plus heureux que vous. En vain m’accablez-vous de vos rigueurs désolantes ; elles ne m’empêchent point de m’abandonner entièrement à l’amour, et d’oublier, dans le délire qu’il me cause, le désespoir auquel vous me livrez. C’est ainsi que je veux me venger de l’exil auquel vous me condamnez. Jamais je n’eus tant de plaisir en vous écrivant ; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si douce, et cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports : l’air que je respire est brûlant de volupté ; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour ; combien elle va s’embellir à mes yeux ! j’aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours ! Pardonnez, je vous en supplie, le délire que j’éprouve. Je devrais peut-être m’abandonner moins à des transports que vous ne partagez pas : il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s’augmente à chaque instant, et qui devient plus forte que moi.
Je reviens à vous, Madame, et sans doute j’y reviens toujours avec le même empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi ; il a fait place à celui des privations cruelles. A quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments, si je cherche en vain les moyens de vous en convaincre ? Après tant d’efforts réitérés, la confiance et la force m’abandonnent à la fois. Si je me retrace encore les plaisirs de l’amour, c’est pour sentir plus vivement le regret d’en être privé. Je ne me vois de ressource que dans votre indulgence, et je sens trop, dans ce moment, combien j’en ai besoin pour espérer de l’obtenir. Cependant jamais mon amour ne fut plus respectueux, jamais il ne dut moins vous offenser ; il est tel, j’ose le dire, que la vertu la plus sévère ne devrait pas le craindre : mais je crains moi-même de vous entretenir plus longtemps de la peine que j’éprouve. Assuré que l’objet qui la cause ne la partage pas, il ne faut pas au moins abuser de ses bontés ; et ce serait le faire, que d’employer plus de temps à vous retracer cette douloureuse image. Je ne prends plus que celui de vous supplier de me répondre, et de ne jamais douter de la vérité de mes sentiments.
Paris, ce 30 août.
Cruauté, quel mot a autant de noblesse que celui-là ?
Quand je vois Danceny, je ne désire plus rien ; quand je ne le vois pas, je ne désire que lui. Je ne sais comment cela se fait : mais on dirait que tout ce qui me plaît lui ressemble. Quand il n'est pas avec moi, j'y songe ; et quand je peux y songer tout à fait, sans distraction, quand je suis toute seule, par exemple, je suis encore heureuse ; je ferme les yeux, et tout de suite je crois le voir ; je me rappelle ses discours, et je crois l'entendre ; cela me fait soupirer ; et puis je sens un feu, une agitation ... Je ne saurais tenir en place. C'est comme un tourment, et ce tourment là fait un plaisir inexprimable.