Citations sur Partiellement nuageux (20)
Depuis le milieu de la matinée, je marchais en boucle autour du Palais de la Moneda.
Je faisais rien d’autre que ça, répéter le même tour, avec application.
J’avançais au plus près des murs, d’un pas tranquille et bien régulier. Le long du parcours, je pouvais sentir sur mon flanc gauche la chaleur renvoyée par la pierre. Parfois même, je laissais traîner la main et je jouais à la toucher avec le gras des doigts. À chaque passage, ralentissais devant la grande porte vernissée par laquelle, moins de quarante ans plus tôt, on avait évacué le corps sans vie d’Allende. Devant l’entrée principale, j’étais obligé de contourner une zone de sécurité occupée par une huitaine d’agents en uniforme. Je rasais les barrières au mieux.
C’était la mi-février, les ombres étaient peau de chagrin, le soleil cognait dur.
Mes pensées vagabondaient et se fichaient dans de drôles d’endroits.
Et maintenant, j'avais beau me coller le nez dessus tous les jours, je voyais bien comme tout cela s'effaçait doucement. Ce n'était pas le souvenir qui s'effaçait, mais plutôt ce qui fait du souvenir un espace qui peut encore se remplir de réalité.
À l’abord d’un nouveau tour, une main ferme s’est posée sur mon épaule. C’était l’un des hommes de garde.
J’ai dû présenter des papiers d’identité, indiquer d’où je venais – j’ai parlé de Quidico et de Canete en le prévenant que ce n’était pas la porte à côté – et surtout expliquer ce que je fabriquais autour de la Moneda, à arpenter depuis plus de deux heures, en plein cagnard.
J’ai écarquillé les yeux.
Rien de spécial, j’ai bredouillé. C’est juste comme ça. Faut pas vous tracasser.
Visiblement, la réponse ne suffisait pas à l’homme. Son visage osseux s’était approché, il me surplombait. C’est sûr, fallait se mettre à sa place. J’ai fait au mieux pour le rassurer.
Plus souvent que les mois d’avant, j’avais examiné les trois photographies de Paulina que je possédais. Il m’était apparu que mon regard sur elles se modifiait. Et surtout sur celle des trois que je préférais où Paulina levait un verre de vin, l’œil étincelant et le sourire de côté, plutôt espiègle. Je me rappelais combien cette image m’avait renvoyé toutes ces années à la réalité de notre vie de ce temps-là, jusque dans les détails. Le goût du vin qu’on buvait, le léger voile qui couvrait son rire, les odeurs de la chambre qu’on partageait sur Bellavista. Le bruit des colombes à bec jaune piétinant le toit en tôle de notre immeuble et avec lequel on se réveillait presque tous les matins. Ça oui, en regardant la photo de Paulina au verre de vin, j’avais longtemps retrouvé le bruit des colombes sur le toit. Et maintenant, j’avais beau me coller le nez dessus tous les jours, je voyais bien comme tout cela s’effaçait doucement. Ce n’était pas le souvenir qui s’effaçait, mais plutôt ce qui fait du souvenir un espace qui peut encore se remplir de réalité. Bien sûr que je me rappelais les colombes, mais le cliquetis des colombes marchant sur le toit, ça, j’arrivais plus à l’entendre pour de bon.
Durant des mois, j'avais épluchais les archives, les journaux de l'époque.
J'avais fini par la repérer, sur deux photos de presse. Elle se tenait là au milieu d'autres, défilant les bras levés. On n'apercevait qu'à peine son visage et ses cheveux flottants entre les torses de gars plus costauds qu'elle. Sur les deux images, il y avait à ses traits cette joie curieuse, mêlée de gravité.
Il y avait aussi son portrait, accroché au mur des disparus. Un portrait au sourire léger, un peu lointain. À la peau claire.
Ce que j'aimerais bien,j'ai dit, c'est que vous me racontez quelque chose. Quelque chose qui compte pour vous. Et vous en parleriez si bien que ça se mettrait à compter pour moi aussi, et que, du coup, on penserait à rien d'autre qu'à ce que vous raconteriez.
Je me suis arrêté et j’ai regardé longtemps vers le large. Ma tête était vide et j’ai seulement pensé à l’horizon comme à un farceur qui faisait rien d’autre que se débiner. À part qu’il t’envoyait quand même, depuis là-bas, la cohorte incessante des vagues et, après tout, c’était peut-être comme des poignées de main.
Moi, j’ai dit, les poèmes que j’écris, il y en a de deux sortes. Il y a ceux que j’écris dehors, assis sur ma planche de hêtre ou sur la vieille souche, à la lisière de la pinède avec le souffle léger de l’Océan qui chante dans mes oreilles. Et il y a ceux que j’écris dedans, le nez collé au mur blanc de mon bureau. Eh bien, ceux au mur blanc sont de loin les meilleurs, je vous le garantis.
Embrasser, c’est exactement ça, j’ai poursuivi. C’est tenir en même temps ce qui est proche et ce qui est lointain. C’est ça, embrasser.
Si nous parcourons tous les escaliers de Valparaiso, nous aurons fait le tour du monde, j’ai dit joyeusement.