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Critique de Nastasia-B


A. B. C. contre Poirot était ma seconde rencontre avec les romans d'Agatha Christie et, selon toute vraisemblance, ce sera également la dernière. Pour le dire gentiment, ce qu'elle écrit ne correspond pas à mes attentes de lectrice : peut-être est-ce très bien fait dans sa catégorie, mais c'est la catégorie elle-même qui ne me convient pas.

En effet, j'attends des romans : soit qu'ils me plongent dans un monde inconnu (distant ou bien dans le temps ou bien dans l'espace) mais toutefois crédible, soit qu'ils fassent état d'une expérience particulière vécue ou ressentie par l'auteur(e), soit, par le biais de la fiction, qu'ils constituent une sorte de mini laboratoire où l'auteur(e) y déroule des potentialités non accessibles en l'état dans la réalité concrète, « mais qui pourraient avoir lieu si »…

Or, Agatha Christie ne semble situer ses romans dans aucun de ces registres. Cela s'inscrit dans une période historique (premier tiers ou milieu du XXème siècle en Angleterre), en soit pourquoi pas, cela fait mine de mimer le réel de ce lieu et de cette époque, mais, en réalité c'en est très éloigné, pour ne pas dire hautement et totalement factice.

Ce sont surtout les incohérences ou invraisemblances psychologiques des personnages qui me dérangent et/ou m'agacent le plus. le comportement des personnages sonne faux à mes oreilles de bout en bout. Quant au message délivré par l'auteure, sans mentir, j'ai essayé d'en trouver un, mais la vérité, c'est qu'il n'y en a sans doute pas, et cela aussi a le don de m'ennuyer cordialement, car ça sent la gratuité à plein nez, le genre de livre qu'on prend, qu'on lit et qu'on oublie aussi sec.

En fait, il s'agit plutôt d'une sorte de jeu de piste, et tout l'intérêt du roman — si intérêt il y a — consiste à faire perdre le lecteur au jeu des devinettes et des conjectures. J'ai l'impression que tout l'édifice construit par Agatha Christie n'a pour seule finalité que de lui entendre dire à elle : « Tu vois, ma cocotte, je t'ai bien eue : tu as pensé ça, et en fait c'est ça. » Bon, OK, très bien, mais moi je m'en fiche absolument d'être la dupe d'un jeu qui est pipé dès le départ. D'où mon affirmation initiale qu'il s'agit sans doute de ma dernière excursion avec cette auteure, car, sortie des méandres du scénario, je n'en retire absolument rien.

Permettez-moi juste, pour étayer mon ressenti à cette lecture, de citer un passage datant de 1992 de Robin Cook — l'auteur britannique du troublant J'étais Dora Suarez, entre autres, pas son homonyme américain — qui fait ce commentaire, à propos de la dame Christie et consorts, que je partage avec lui en tout point :

« Pendant longtemps, ce qui passait pour la littérature noire est resté l'apanage d'une bande d'adorables vieillards impitoyables obsédés par l'argent qui écrivaient des romans faits par la classe moyenne pour la classe moyenne ; ils ont réduit l'horreur brutale de la mort violente, et ses raisons tout aussi brutales, au niveau d'une version industrialisée d'une partie de cache-cache. Avec l'assurance d'un montreur de marionnettes convaincu que son petit numéro est du grand théâtre, ces individus ont contrefait la mortalité en la remplaçant par des nounous assises auprès d'un grand feu de charbon dans la nurserie. Entre leurs mains, un corps qui s'effondre sur le sol est l'équivalent d'une charade mimée devant les rideaux d'un château ; la haine et la violence ont été réduite au tintement agréable d'un piano accompagnant une comptine ; et le résultat catastrophique peut se résumer sous le terme " procédure policière ", dont les auteurs ont décrété que toute chose aussi excitante que la réalité serait mauvaise pour la tension du lecteur.
Ces bourgeois littéraires ont causé un tort incalculable au genre en se l'appropriant, usurpant et profanant le territoire, tout comme l'oncle de Hamlet profana le Danemark. En se contentant d'envelopper tout le travail sérieux effectué dans leurs bras stéréotypés et encore vivaces, ils ont noyé le roman noir dans les eaux tièdes du roman d'évasion. Leur crime, qui consiste à dire aux gens ce qu'ils préféreraient ne pas savoir, avec ce regard de spectateur dont ils ne peuvent se défaire, est le crime majeur.
En réalité, le mal ainsi infligé au roman noir constitue un paradigme du mal que nous avons infligé à notre intégrité en général ; j'aimerais donner un exemplaire de Dix Petits Nègres (ou alors La Mystérieuse Affaire de Styles, au cas où il serait sensibilisé au racisme) à Shakespeare, sans aucun doute le plus grand écrivain noir, et imaginer sa tête lorsqu'il commencerait à lire.
Il y a soixante-dix ans, le désir d'évasion avait certainement une bonne raison d'être. Les lecteurs, bien qu'ils cherchent avant tout à oublier les horreurs de la guerre 14-18, avaient envie d'être encore bichonnés un petit peu ; et ce désir a entretenu cette température douillette qui constitue une protection vitale pour ces écrivains superficiels dispensés ainsi de se battre avec la réalité ; car, exposée à ce vent cinglant, leur littérature qui n'a jamais été faite pour supporter ce genre d'imprévus, aurait péri aussitôt.
La classe moyenne britannique qui détient encore une trop grande part de notre littérature et du choix de publication possède le même talent pervers pour remplacer la réalité par de l'ersatz de littérature, comme jadis elle a remplacé l'autonomie de plusieurs pays malchanceux par un statut de dominion, avant de baptiser le tout empire. de par leur aspect commercial, ces expériences ne possédaient pas le souffle imaginatif capable de les faire passer du court au moyen terme, mais malgré cela, dans le monde de la littérature noire comme dans le cas des lois sur la vente d'alcool — autre sujet sensible — on a assisté à une nouvelle intronisation rentable d'une chose qu'on prenait simplement pour un caprice passager.
Et ainsi, Qui a tué Roger Ackroyd ? ( " On s'en tape ", comme le déclara un critique intelligent à un ami lors de la parution du livre) remplaça Poe et Wilkie Collins, pour ensuite se scléroser et devenir permanent, la " procédure policière " était là pour longtemps. Conséquence déprimante, le terrain où s'affrontent la mort, la police et la société a été désamorcé. Ni le lecteur ni les personnages ne semblent avoir souffert d'être exclus de l'existence, le lecteur parce qu'on ne l'a pas incité à croire ce qu'il lisait (car dans ce cas, adieu l'évasion), et les personnages parce qu'ils n'ont jamais eu la prétention d'exister.
Et donc, dans le roman criminel, on inventa le pistolet à bouchon pour remplacer le vrai, dont nos chers vieux gratte-papiers savaient seulement que ça faisait du bruit, que c'était dangereux et que ça créait du désordre, ce qui me rappelle deux clowns que j'ai vus au cirque quand j'étais enfant ; l'un d'eux pointe son arme sur l'autre : le 1er clown, en dénudant son torse : " Tire ! " le 2ème clown presse sur la détente, un drapeau jaillit du canon de son arme et sur lequel est inscrit le mot " Bang ! " »

Alors voilà, pour celles et ceux que cela intéresse encore, et en prenant bien garde de ne rien déflorer d'essentiel à l'intrigue, car c'est bien à peu près la seule chose qu'il y a, dans ce roman, une intrigue, j'ai encore à vous dire qu'il s'agit d'un tueur en série. (Bon déjà, rien que le coup du tueur en série, thème usé, archi-archi-usé, sachant qu'hormis le cancer, la guerre et certaines autres maladies, les tueurs en série sont très, très, très rares dans l'histoire des hommes. Même les villes mondiales qui affichent les plus forts taux d'homicide ne comptent que très exceptionnellement des tueurs en série… Enfin, bref, passons…)

Un tueur en série, donc, qui prend le soin au préalable d'envoyer des lettres à Hercule Poirot (bah oui, pour l'auteure, c'est tout de même plus commode pour en faire le pivot de son histoire) annonçant l'endroit et le moment du crime. En esprit bien ordonné, on commence bien sagement à la lettre A, puis B, etc. Vous voyez, c'est super crédible le coup de l'algorithme et c'était déjà le cas dans les Dix petits nègres (récemment rebaptisé Ils étaient dix) et qui m'avait autant agacée.

La subtilité — si subtilité il y a — consiste à faire un amalgame avec les horaires des trains qui, à l'époque en Angleterre s'appelaient A. B. C., d'où la signature de chaque forfait par un exemplaire de ces fameux horaires. Comme vous vous en doutez, Hercule Poirot s'ingénie donc, avec la puissance de raisonnement, la modestie et le petit doigt levé qui lui sont coutumiers à démasquer ce mystérieux assassin qui signe ses crimes d'un Z qui veut dire Zor… euh non, pardon, d'un A. B. C.

Excusez-moi pour ce petit lapsus avec la lettre Z, peut-être est-ce à cause de ce que provoque en moi ce genre d'intrigue hautement artificiel : ZZZzzzzzzz. Mais, ceci dit, que cela ne vous dissuade nullement de vous plonger dans ce livre si l'exercice vous convient, car ceci n'est, tout bien considéré, que mon avis, c'est-à-dire, aujourd'hui comme toujours et à jamais, pas grand-chose.
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