[...] une fille ne met jamais trop de rouge à lèvres. Pour la bonne raison qu’elle ne sait pas quelle quantité elle va en perdre dans le taxi qui la ramène chez elle.
- Vous êtes intrigué, Hastings ? demanda-t-il. Vous vous étonnez que je ne me lance pas à la poursuite d’un suspect ?
- Euh… il y a de cela, reconnut le capitaine.
- Je ne doute pas que vous le feriez si vous étiez à ma place, convint Poirot au comble de la suffisance. Je le comprends. Mais je ne suis pas de ceux qui aiment à courir en tous sens, à chercher une aiguille dans une botte de foin, comme vous dites, vous autres Anglais. Pour le moment, je me contente d’attendre. Et pourquoi attends-je ? Eh bien parce que certaines choses sont parfois limpides pour l’intelligence d’Hercule Poirot alors qu’elles ne le sont pas le moins du monde pour ceux qui ne jouissent pas des mêmes immenses facultés.
- Sacré nom d’une pipe, Poirot ! manqua s’étrangler Hastings. Je vous assure que je serais souvent prêt à donner une somme considérable pour vous voir – ne serait-ce qu’une fois – vous casser le nez et devenir la risée universelle. Vous êtes si irrémédiablement infatué de vous-même !
- Ne vous mettez pas en colère, Hastings, mon très cher, répondit Poirot sur un ton apaisant. En vérité, je m’aperçois qu’il y a des moments où vous semblez presque me détester. Hélas, c’est la rançon de la grandeur !
Le petit homme gonfla la poitrine et poussa un soupir si comique que Hastings ne put s’empêcher de rire :
- Poirot, je n’ai jamais vu personne posséder si haute opinion de soi.
-Que voulez-vous, fit Poirot avec suffisance, quand on est unique, on finit toujours par le savoir.
-Ah! Vous êtes comme tous les anglais, sourit Poirot. Le bon air frais du dehors, vous ne le laissez pas dehors. Non! Il vous faut, à vous autres, le faire entrer dans la maison.
Le carnet de deuil n'était pas réconfortant lui non plus : les contemporains de Poirot, et même un tas d'individus plus jeunes, semblaient pressés de partir pour un monde meilleur.
Hercule Poirot prenait son petit déjeuner dans son luxueux appartement de Mayfair, havre de paix tout entier voué au double culte de l'angle droit et de la symétrie.
Hercule Poirot prenait son petit déjeuner dans son luxueux appartement de Mayfair, havre de paix tout entier voué au double culte de l’angle droit et de la symétrie. Et il venait de se régaler de sa brioche et de sa tasse de chocolat chaud quand, rompant incongrûment avec la sacro-sainte tradition – car c’était un être d’habitudes et qui dérogeait rarement à la routine –, il pria de but en blanc son fidèle valet de chambre, Georges, de lui en préparer une seconde tasse. Puis, tandis qu’il se mettait en devoir d’attendre cet extravagant supplément de breuvage, il accorda un regard complaisant à l’image que lui renvoyait le miroir en pied – rectangulaire, comme il se doit – qui lui faisait face de l’autre côté de la pièce. Court sur pattes, la soixantaine bien sonnée, silhouette menue en dépit de la plaisante rondeur de sa bedaine, il avait le crâne en forme d’œuf et des moustaches superlatives qui se relevaient dans un élan de pétulance contrôlée. Apparemment satisfait de ce qu’il voyait, il reporta son attention sur le courrier du matin qu’il avait déjà parcouru et qui attendait sur sa table.
Ma chère tante Caroline, croyez moi car j'en sais long sur la question, une fille ne met jamais trop de rouge à lèvres. Pour la bonne raison qu'elle ne sait pas quelle quantité elle va en perdre dans le taxi qui la ramène chez elle.
Je ne devine jamais, chère Mrs Oliver. Je mets en branle mon intellect, je bats le rappel des petites cellules grises qui par milliards peuplent mon cerveau....
- Poirot, je n'ai jamais vu personne posséder si haute opinion de soi.
- Que voulez-vous, fit Poirot avec suffisance, quand on est unique, on finit toujours par le savoir.
Oh ! et si par hasard vous rencontriez miss Barbara dans le jardin, vous pourriez lui dire de me restituer le capitaine Hastings ? Nous devons bientôt repartir pour Londres.