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Critique de Antyryia



C'est l'histoire de Basile et Joshua, deux vieux frères agriculteurs qui ont besoin d'un petit coup de main à la ferme, que leurs rhumatismes ne permettent plus d'entretenir correctement. Leur attentionnée soeur va donc les aider à trouver une main d'oeuvre plus jeune, généreuse dans l'effort, qui sera nourrie et logée pour ses services.
... Ou sévices ?
Parce qu'avoir en guise de lit une planche, ça ne vaut même pas une étoile sur le guide Michelin. En outre, les chaînes aux bras, pour s'étirer, c'est pas franchement l'idéal.
De plus, avoir en guise de dîner un bout de lard ou une vieille patate ne permet pas toujours d'accomplir ses tâches le ventre plein et dans la plus grande sérénité.
Quelles tâches ? Oh, elles sont extrêmement variables : couper des bûches, herser un potager, arroser, sarcler, bêcher, nettoyer, faire la lessive, réparer le toit ; cultiver les haricots, potirons, salades, pommes de terre ou encore carottes.
Mais si jamais ça vous tente, rendez vous dans cette région de France aussi coupée du reste de la civilisation que certaines demeures isolées du désert du Texas, entourée de bois et de collines, où une communauté quelque peu dérangée vit en autarcie.

Après Misery de Stephen King, Les morsures de l'ombre de Karine Giébel et Les sept jours du talion de Patrick Senécal, j'ai renoué avec l'emprisonnement de particulier à particulier, apprenant d'ailleurs que le "captivity thriller" était un genre à part entière.
Annie Wilkes voulait obliger un auteur à ressusciter son héroïne de fiction favorite. Bruno Hamel et Lydia étaient deux personnages vengeurs souhaitant appliquer leur propre justice.
Avec des noeuds d'acier, j'ai découvert l'enfermement gratuit.
Autant parler d'esclavage.

Sandrine Collette publiait ici son premier roman, qui a obtenu le grand prix de littérature policière. J'avais craint une impression de déjà-vu par rapport aux romans que j'avais déjà lus mais finalement non. Sans aller jusqu'à dire que chaque page m'a plongé dans un univers totalement inédit, l'histoire n'est en aucun cas une redite des trois romans précités et a bel et bien sa propre originalité.

Théo, la prison, il connaissait déjà. Par passion et jalousie il a démoli son frère Max, ce qui lui aura valu dix-neuf mois d'incarcération.
"Je crois que je préfère crever plutôt que d'être renvoyé en prison" se dit-il, une fois la liberté retrouvée.
Ses voeux ne seront pas exaucés.
Le roman fait d'ailleurs un bref parallèle entre une condamnation officielle et un châtiment hasardeux. La faute à pas de chance ? Théo tombe de Charybde en Scylla. La peine était elle trop courte pour avoir réduit Max à l'état de légume ? Est-ce une forme de justice immanente ? Théo est-il finalement condamné à la réclusion à perpétuité, devenant même prisonnier, à l'instar de son frère, de ses propres pensées, de son propre corps ?
"Mes dix-neuf mois de prison, c'était de la rigolade à côté."

Ici nul besoin de décrire dans le détail les atrocités qui arrivent à Théo ou à son compagnon de cellule ( Luc, enfermé depuis huit ans ) : tout est dans l'économie de mots ou le non dit, et c'est peut être ce qui rend le roman plus effrayant encore. Sandrine Collette affirmait déjà son style, reconnaissable en quelques lignes et caractérisé par sa puissance d'évocation.
Le roman est court, mais rempli de petites phrases percutantes :
"Même les regards sont rares." "Nous oublions le langage." : Quatre ou cinq mots suffisent en effet parfois à décrire le froid et l'hostilité qui règne entre les protagonistes.
"Je n'ai pas ri depuis un an." démontre l'étendue du désespoir de Théo, qui n'a eu d'autre choix que de mettre son orgueil de côté et de se plier aux règles de l'étrange maisonnée. Perdant progressivement son statut d'être humain.

Parce qu'ici, être enfermé signifie devenir un animal. Un chien le plus souvent ( "Mon boulot, c'était d'aboyer si je voyais le renard." ), un cheval de labour à l'occasion, un gibier si l'on tente quelque chose pour s'échapper.
Un animal à qui on jette sa pitance à même le sol, qu'on récompense parfois s'il se comporte bien, et qu'à l'inverse on punit s'il désobéit ou montre les crocs. Les velléités de rébellion de Théo vont très rapidement être revues à la baisse.
Et quand Théo n'est plus considéré comme un animal, c'est pour mieux devenir un simple objet. Un jouet, une décoration ( il est dans la pièce mais c'est comme s'il n'existait pas ), un outil qu'on prend et qu'on jette, une poupée gonflable également à l'occasion, bonne à satisfaire les appétits de la soeur des deux dégénérés qui le trouve physiquement particulièrement à son goût.

Son relatif optimisme au début du calvaire ( "Aucun système n'est sans faille. Il y a forcément un moyen de s'en sortir." ) sera progressivement remplacé par un immense désespoir. ( "Et je suis infiniment, terriblement seul.", "Tout est si vain" ).
Même si on est beaucoup plus dans la suggestion que dans d'ignobles descriptions, pas grand chose ne nous est épargné dans la transformation physique ( "Ce visage, ce n'était pas moi." ) et surtout morale de l'invité forcé qui nouera des relations de plus en plus ambiguës avec ses deux hôtes tortionnaires.
Que ce soit l'épuisement ( "plus l'ombre d'une force" ), l'égoïsme ( même quand il s'agit de partager la rare nourriture avec son colocataire de cave, pourtant son seul repère )("seul mon avenir m'intéresse"), la fierté qui s'estompe elle aussi, la dignité qui s'efface au privilège de la survie pure et simple, jusqu'à la raison et la logique qui s'évaporent elles aussi progressivement.

Un roman étouffant, quasiment sans espoir, qui décrit presque trop bien comment briser un homme pourtant solide, auquel on s'attache beaucoup en dépit de ses erreurs.
Un livre qui annonçait d'emblée l'arrivée d'un nouvel auteur désormais incontournable sur la scène du thriller français.
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