Citations sur Mon père, ce tueur (9)
[ Algérie, 1956 ]
Le MAS 36 est un fusil avec un fort recul, assez difficile à manier, et les instructeurs ne s'attendaient pas à de meilleurs résultats. Le plus souvent, les appelés ne touchent pas leur cible lors de leur première séance.
- Bons à rien, vous éplucherez des patates, plaisantent les militaires de carrière.
Personne ne rit. Tous les appelés préféreraient éplucher des patates pendant vingt-huit mois plutôt que combattre le FLN.
(p. 44)
Jim [ le père ] aussi avait de l'amour-propre, doublé d'un sens moral paradoxal puisqu'il n'avait foi qu'en lui-même. Que sa femme le quitte, il ne l'aurait jamais accepté. J'en étais sûr. Il aurait pu nous flinguer pour ne pas avoir à subir la honte. Le regard des autres comptait pour lui. Il lui fallait la plus belle bagnole, le plus impressionnant tableau de chasse, les amis les plus fortunés. Il en rajoutait, il se vantait. Un divorce aurait gâché le portrait supposé idyllique que ses admirateurs se faisaient de lui. A croire qu'il ne vivait que pour eux.
(p. 15)
Jusque-là, Jim a peu quitté le Midi, sinon pour quelques voyages dans les Pyrénées où sa mère l'emmenait soigner ses bronches de colosse. Il ne sait du monde que ce qui se raconte. L'Algérie est aussi abstraite que l'Ouest américain où se déroulent les westerns qu'il aime voir au cinéma. Le gouvernement lui a simplement proposé d'entrer dans un film.
(p. 29)
Jim chassait partout, dans l'hémisphère sud quand la chasse était fermée en Europe. Il partait en bande avec ses amis chirurgiens, notaires, architectes. Il accompagnait à l'affût Gaston Defferre, alors ministre de l'Intérieur, pas très bon tireur, à qui il donnait quelques pièces pour que le grand homme ne paraisse pas ridicule à son retour au rendez-vous de chasse.
(p. 17)
Le gouvernement a présenté "l'Algérie française" comme un état de fait, une proposition qui ne se discute pas, alors que toutes les frontières sont arbitraires et qu'à l'échelle de l'histoire du monde elles ne vivent pas plus longtemps que les hommes. Tous ces morts pour déplacer des traits sur une carte.
Mon père était un tueur. A sa mort, il m'a laissé une lettre de tueur. Je n'ai pas encore le courage de l'ouvrir, de peur qu'elle m'explose à la figure.
Quand je replonge dans mes premières notes, je ne retrouve aucune mention de ces évènements douloureux, seulement mes espoirs pour une humanité radieuse. De Jim, il n'est jamais question tout au plus si j'ai relaté ce que je croyais avoir été mon unique crise d'adolescence : un soir, Jim m'avait interdit de regarder un film de science-fiction à la télévision, "une débilité", et je m'étais mis à dévorer des romans de science-fiction par vengeance. Au fil du temps, j'avais fait de cette passion l'acte fondateur de mon identité. Avec sa mort, Jim m'a donné le droit de me souvenir.
Les militaires adorent les codes et les sigles. PM pour pistolet-mitrailleur, et dans ce cas des MAT 49, de quatre kilos, qui, avec leurs crosses rétractables, ressemblent à des jouets malheureusement capables de cracher des balles de 9 millimètres Parabellum. Les maîtres d'armes ont enseigné la signification des mots techniques. Parabellum en référence d'une devise latine : "Si vis pacem, para bellum", si tu veux la paix, prépare la guerre.
Dire que le gouvernement a envoyé l'armée en Algérie pour maintenir la paix. Le slogan de François Mitterand : "L'Algérie, c'est la France." Pas étonnant que Jim ait toujours détesté ce politicien.
P. 148 & 149
L’amirauté ne commence à lui laver le cerveau que deux mois plus tard, à bord du Ville-d’Oran qui le convoie de Marseille à Alger.
– Regarde cette photo.
Elle montre un soldat français éventré, le buste rempli de sable et de cailloux. Jim ne peux pas détourner les yeux, il doit obéir.
– Tu vois ce qu’ils font, les Arabes. Regarde cette autre photo.
Il y devine un enfant dont le corps tenu par les pieds a été éclaté contre un rocher, battu sur la pierre comme un tapis qu’on dépoussière.
– Et celle-ci.
Une femme, le front fendu d’un coup de hache.
– Et cette autre.
Un bébé, démembré, décapité.
– Imagine que c’est ton fils.
Jim dévisage les quartiers-maîtres chargés de la propagande. Il n’est pas dupe. Il lit dans leur jeu, et dans celui de leurs supérieurs. Il n’a aucune intention de se soumettre à leur volonté. Il accepte d’aller faire la guerre, mais en refuse la justification.