Avec Thorn, j’étais « nous ». Sans lui, je ne suis que « je ».
- Ophélie.
Elle repassa la tête à travers la trappe, interrogatrice. La figure coupée au couteau de Thorn se levait vers elle avec une rigidité étrangement solennelle.
- Moi aussi, dit-il après un raclement de gorge. J’apprécie que nous ne soyons pas conventionnels. Un peu plus que cela, même.
Les contacts physiques le dégoûtaient. Il n’existait qu’une seule exception à cette règle, mais il ne voulait surtout pas y penser – pas ici, pas maintenant.
Je m'en suis rendu compte très tôt pour ma part, enchaîna-t-il d'un ton brusque. Cette volonté qui ne cesse de grandir en toi et qui prend de plus en plus de place. Tu veux ton indépendance. Même l'obsession que tu portes au passé — tes lectures, ton musée, tes réminiscences —, ça a toujours été, au fond, pour pouvoir mieux t'en affranchir. Tu veux ton indépendance, répéta-t-il en détachant chaque syllabe, et je veux, moi, t'être indispensable.
Ophélie avait retenu ce conseil par coeur. C'était l'un des pires qu'on lui avait jamais donnés.
Il existe une frontière en chacun de nous, miss Eulalie. Quelque chose de... De nécessaire, quelque chose qui nous limite, quelque chose qui... Qui nous contient à l'intérieur de nous-mêmes. Ils... Ils essaieront de tous faire franchir cette frontière. Quoi qu'ils vous disent, miss, la décision vous reviendra.
L'histoire aurait simplement emprunté une autre voie. Chacun doit jouer son rôle comme il jouera le sien.
- […] Je m’évertue donc à vous rendre ma compagnie le plus ennuyeuse possible.
La Petite-Dame-À-Lunettes posa le javelot sur le tapis, à côté du coussin où elle était assise. Ses gestes étaient calmes, mais les ombres s’agitaient de plus en plus vite sous son corps.
- Tu y excelles.
- Moins que Thorn, murmura Parrain en glissant, de son doigt plein de pâté, un pion sur le plateau. J’aimerais qu’il soit ici avec nous ! Il n’a pas son pareil pour vous gâcher une fête.
Non, plus personne ne l’attendait au Pôle et cela lui convenait.
Tant qu’il y aurait une personne qui l’attendrait ailleurs, cela lui conviendrait.
Jamais Ophélie n’avait été témoin d’une telle agitation dans un espace public de Babel. Toutes ces personnes qu’on voulait renvoyer dans leurs familles d’origine avaient commencé à se construire une nouvelle vie ici. Combien d’entre elles allaient voir leurs maisons habitées par d’autres ? Combien en jetait-on dehors alors qu’elles n’avaient nulle part où aller ? De combien de gêneurs comme Wolf se débarrassait-on par la même occasion ? Submergée par leur détresse, Ophélie n’osait pas imaginer ce qu’ils ressentiraient, tous, s’ils apprenaient que cet aller sans retour n’arriverait peut-être même pas à destination.