AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Romileon


Quand Damasio s'essaie à l'essai.
Mille mercis aux Editions Albertine/Le Seuil ( et à La Volte) et à Babelio pour cet envoi en Masse critique. C'est un véritable cadeau.
Allumer son IPhone, vérifier ses mails, rechercher une information sur Google, scroller son écran sur Instagram pour passer le temps dans une salle d'attente, commander un bouquin sur Amazon (non, je plaisante) … Qu'on soit aux Etats-Unis, en France, à Oulan-Bator ou à Taïpei, nous faisons tous les mêmes gestes, avons tous les mêmes pratiques qui sont devenues, en un temps record, universelles.
Invité en résidence d'artistes à la villa Albertine à San Francisco, Alain Damasio va confronter sa vision de l'impact de la technologie dans nos vies en se frottant au coeur même de sa création dans la Silicon Valley.
Par sept chroniques, il nous fait part de ses réflexions/intuitions sur le monde qui se crée à cet endroit, centre mondial du numérique. Au fil de ses déplacements, des guides (sociologues, développeurs, cadres français chez Twitter, Google, Meta, Apple…) le pilotent, partagent leurs vues avec lui lors de balades ou d'entretiens autour d'une bière, révèlent l'état d'esprit propre à ce lieu hors normes.

Après avoir lu, « Les furtifs », « Scarlett et Novak » on pourrait soupçonner Damasio d'être technophobe. Il est vrai qu'il est critique quand il évoque The ring, le nouveau siège social d'Apple voulu par Steve Jobs avant sa mort (un anneau pour les gouverner tous), sa froideur de vaisseau spatial, son inaccessibilité de château fort, révélateur de la volonté de la marque de tout contrôler, tout gérer pour ses fidèles. Il n'est pas non plus convaincu par le Meta proposé par Zuckerberg qui, contrairement au casque de réalité augmentée d'Apple, propose un univers absolument clos, où l'individu vivrait seul des expériences « nouvelles » , un concert sans coups d'épaules mais avec de la buée sur son casque, le vent dans ses cheveux en haut d'une falaise… Bref, un rêve de sociopathe pas tout à fait sorti de l'adolescence .
Sa vision des voitures autonomes est également sévère : des voitures blanches vides qui parcourent les rues, tournent sans fin. A moins qu'il n'y ait un pilote, genre Uber, dont la fonction unique est de former la voiture avant que celle-ci ne lui pique son job.
Il énonce alors son intuition de la perte de la réalité de notre corps dans le monde mis en oeuvre dans la vallée du silicium : assis devant un PC fixe (comme moi en ce moment), vautré sur un canap le portable sur les cuisses ou pianotant sur le téléphone, télétravaillant… Seul notre cerveau intéresse les développeurs, les programmateurs et si je me soucie de mon corps, c'est uniquement pour connaitre mes constantes grâce à un bracelet connecté, à des senseurs qui m'indiqueront comment j'ai dormi, quand manger une banane… La rencontre avec un trentenaire qui lui explique sa gestion monitorée de ce corps est assez hallucinante et lui permet de construire une analyse sur le « problème à quatre corps » que, je l'avoue, j'ai eu bien du mal à saisir.
A l'autre bout du spectre, il rapporte sa visite dans le quartier de Tenderloin, où les corps et les esprits aussi d'ailleurs sont abandonnés. A deux rues du siège de Twitter (je préfère aussi Twitter à Space X ) les laissés pour-compte de la vallée, les fous, les handicapés, les drogués vivent à même le sol. Après la fermeture des hôpitaux psy sous Reagan, la ville préfère arroser des associations corrompues plutôt que de confier ces pauvres hères à des services sociaux compétents aptes à suivre ces populations délaissées. Jetez un oeil sur la rue qui accueille le siège de Twitter. C'est bien propre, c'est bien vide, c'est d'une froideur glaciale. Tenderloin est sale, jonchées de détritus, couvertes de toiles de tente mais il y a des gens, cabossés certes, partout.
Cela révélerait l'individualisme forcené de ceux qui sont les élus de ce système, repliés sur leur monde, indifférents à ce qui ne leur correspond pas.
Pour autant, on sent quand même un enthousiasme notamment lors de sa rencontre avec un développeur d'IA qui travaille en particulier sur le langage. A ce stade de ma lecture, je me suis dit « Ah, ça y est. Damasio a basculé ».
Et puis sa dernière chronique remet les choses à leur place : la technologie n'est pas neutre. Elle n'est pas qu'une affaire d'usage. Elle bouleverse notre rapport au monde. « Rien ne nous oblige à devenir le Sapiens de la Silicon Valley, le plus souvent sans même le conscientiser, produit à partir de nos soifs mammifères de confort et de facilité ».
Et de proposer non pas de rejeter ces outils mais d'éduquer à leur bon usage, d'interroger notre relation à eux, d'oser le mantra FURTIF (Fuit Une Réseau Trop Intrusif, Fuir), d'apprendre à bidouiller son matériel, repenser notre relation à l'IA sans complexe d'infériorité….. de recréer du lien, de se réapproprier son corps.

Pour finir, un mot sur le « style Damasio ». L'écriture est pointue mais claire, inventive comme toujours « serf-made men, les valets de la vallée, ton petit toi(t)-tout-seul, les artivistes ou hacktivistes, la Digitalie, les paramaîtres, imachiner » pour n'en donner que quelques-uns. Et toujours ces glyphes qui ponctuent en quelque sorte le propos.

Ah, j'allais oublier. le bouquin se termine sur une nouvelle inédite : un blackout se produit sur San Francisco. Une famille prisonnière dans son appartement est séparée par la fermeture de portes de sécurité par l'IA domotique de la maison qui se contente d'obéir aux consignes. Chouette nouvelle que je vais probablement proposée à mes élèves qui ont beaucoup aimé Scarlett et Novak.
Commenter  J’apprécie          305



Ont apprécié cette critique (30)voir plus




{* *}