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Critique de Patlancien


Un Damasio sinon rien…Merci encore à Babelio et aux éditions du Seuil pour la « Vallée du Silicium ». En effet, c'est toujours avec plaisir qu'on aime se replonger dans la prose de l'auteur de la Horde du Contrevent. Alain Damasio nous propose ici une réflexion sur la Silicon Valley et ses GAFAM. Il veut nous faire prendre conscience de notre dépendance aux écrans et aux autres inventions numériques qui dominent notre époque moderne.

Composé de sept chroniques et d'une nouvelle de SF qui reprend et combine les thèmes précédemment abordés, le recueil de notre ami Damasio nous entraîne sans concession dans l'univers des Geeks et autres startupeurs (ou starup' peurs). Sans brutalité, avec un brin d'humour, à la manière du lapin blanc d'Alice, il nous invite à entrer dans le monde magique du silicium. Accompagné de deux spécialistes du numérique, Lisa Ruth et Fred Turner, il nous prend par la main pour nous embarquer dans l'univers pixélisé des hyper connectés, des habitués du Metaver (monde virtuel), des amoureux de l'IA (intelligence amie), de l'effacement du corps et de l'illusion du mouvement où le « Je » devient Jeu et le « moi » devient Cybermoi/s, avec une interface pour remplacer le bon vieux face à face et/où le contact se fait sans toucher/jamais…

« Noli me tangere : nous irons au concert ensemble dans telle bulle métaversée qui ne puera pas la sueur / nous nous retrouverons au bowling virtuel pour lancer des boules sans poids dans un décor vintage / on se séduira à coups d'avatars animaux pour se toucher par gants interposés / et on criera au harcèlement quand la distance intime sera abstraitement franchie / comme le racontait un cadre d'Oculus qui hallucinait de voir que ces enjeux qui n'ont de sens que dans un réel de chair puisse hanter déjà nos virtualités. Que signifie en effet une intrusion physique dans un espace de pixels ? ».

C'est cette absence d'humanité, de réalité du corpus humanum qui booste Alain Damasio dans une croisade « pour ou contre » le monde numérique. A l'instar de Cixin liu et son problème à 3 corps, notre don quichotte pourfendeur des technologies immatérielles et artificielles va redonner à notre corps organique quatre dimensions damasiennes : le corps, le décorps, le raccorps et l'encorps. L'inimitable style damasien caractérisé par l'utilisation intensive de mots inventés trouve ici son apogée. Si les amoureux de la Horde du Contrevent retrouveront avec bonheur son écriture inimitable, les néophytes risquent d'être désorientés par la stylistique de l'auteur. Sa patte reste pourtant compréhensible et complète harmonieusement sa réflexion philosophique.

« Je les imagine bien surfer nus, de nuit, sur une plage californienne avec leurs bracelets de données tintant aux chevilles et leurs dreads pulsant du dub au bout de leurs tresses de fibre optique. Je les vois crawler ensemble pour leurs potes affalées sur un canap, à dix mille bornes de là, et leur envoyer dans le Reverse les sensations de l'eau glacée, des muscles à la limite de la crampe, cette écume qui ramone les narines et du corps qui se dresse soudain sur la planche en palette de récup pour trancher la vague sous la lune rousse.Il n'y aura peut-être plus pour elleux de différences entre le corps premier, réinvesti pour le plaisir, le décorps avachi du surf on sofa, l'accorps majeur qui sent vibrer les vagues et le raccorps techno qui va les retisser dans la matrice. »

Enfin, La nouvelle qui conclue l'essai et qui s'intitule « Lavée en silicium » est une synthèse haute en couleur de l'ensemble de l'ouvrage. Face au manque d'optimisme de l'essai, elle nous apporte des notes d'espoir et d'espérance dans notre relation future à l'univers numérique. Alain Damasio arrive à faire coexister dans un « Animachina » le monde organique et le monde mécanique. Pour lui, la biomécanique ou l'hybridation organique et inorganique doivent nous permettre de retrouver une sorte de modus vivendi entre l'intelligence humaine et l'intelligence artificielle, une cohabitation pacifique entre la cellule biologique et son double pixélisé.

A une époque où l'importance du temps consacré aux écrans est devenue une cause nationale, où le droit à la déconnexion est revendiqué par tous et face à une intelligence artificielle qui nous fait de plus en plus peur, la vallée du silicium d'Alain Damasio prend tout son sens. En posant les bonnes questions, l'auteur veut y répondre honnêtement voire sincèrement. Son approche toute féminine (voir son chapitre sur la féminisation des pluriels) pour un sujet longtemps masculin, rend original la lecture de son essai. Il le fait sortir largement des sentiers battus et rebattus en nous livrant une vision qui se veut ni manichéenne et ni pluraliste mais qui se tient plutôt dans la nuance. Une nuance qui puise sa force dans la valeur de notre humanisme. Si l'Orange Mécanique de Kubrick avait un goût bien amer, l'Orange Numérique de Damasio est nettement plus sucrée…Je vous invite à la croquer ou à la boire avec moi sans aucune modération.

« Il me fut impossible de dire si, à ce moment-là, jouait toujours en lui la partition enregistrée de son Requiâme ou si quelque chose d'autre s'inventait déjà dans son corps, quelque chose qui improvisait ces mots un à un ainsi qu'on cueille, enfant, au milieu d'une prairie sauvage, une fleur de couleur après l'autre, un bouquet qui a la taille de notre poing et qu'on va offrir, plein de timidité et de fougue, à sa maman. »
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