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Critique de Woland


ISBN : Inconnu mais 9782266156288 pour l'Edition Pocket des "Lettres de Mon Moulin" dont ce texte est extrait.

"Quoi ! Encore un conte d'Alphonse Daudet ! Mais vous privilégiez honteusement la France !" s'emporteront certains qui, prompts à s'incliner devant le "politiquement correct", si absurde soit-il, répètent à bouche-que-veux-tu un mensonge plus énorme que ne le sera jamais la plus grosse de toutes les baleines (Moby Dick incluse), à savoir qu'il n'existe pas de culture française. Mesdames et messieurs "Je-Pense-Comme-Le-Président-Et-Je-Suis-Un-Privilégié", jetez donc un coup d'oeil sur le nombre de personnes qui sont venues sur Nota Bene lire (et certainement relire) les extraits des "Trois Messes Basses" que nous avions déposés dans cette rubrique : la conclusion s'impose d'elle-même. Aussi, un regrettable excès de rangement nous ayant fait égarer (mais ce n'est que provisoire ), un recueil de nouvelles chinoises où nous comptions choisir un texte pour aujourd'hui, proposons-nous à sa place à notre public ce qu'il semble aimer : en d'autres termes, "Le Curé de Cucugnan" qui, je l'avoue avec fierté, constitue l'une des "Lettres de Mon Moulin" que je préfère - et, de l'avis de beaucoup, un bon exemple, sans prétention aucune, d'une littérature française qui a franchi les siècles avec succès.

Daudet nous prévient dès le début qu'il s'agit là d'un fabliau déniché dans un almanach local et force est d'admettre, devant le découpage et l'allégresse, la vivacité des scènes décrites, que ce texte n'est pas sans évoquer les fabliaux si animés du Moyen-Âge. Cette époque, rappelons-le, connaissait une foi sans pareille et, amplifiée par les épidémies de toutes sortes, dont la fameuse Peste, par l'importance de la mortalité infantile sans oublier les limites plutôt étroites de l'espérance de vie - vie tourmentée, sujet à mille aléas, où il fallait vraiment marcher ou crever si l'on n'avait pas la chance de naître parmi ce que nous nommerions aujourd'hui "les nantis" - cette foi était capable de créer aussi bien ces cathédrales qui restent des joyaux architecturaux sans pareils et des abbayes aux règles parfois draconiennes aussi bien que des bûchers souvent injustes mais dressés soit par la peur de l'Inconnu, soit par les intérêts politiques. Sur le plan littéraire, elle nous a donné, entre autres, les Mystères et des fabliaux où plus d'un moine paillard est pris en flagrant délit d'ivrognerie ou de bien pire encore.

M. Martin, le brave curé de Cucugnan, qui vit d'ailleurs en Provence au XIXème siècle, ne fait pas partie de ces derniers. Mais l'histoire qu'il raconte en chaire, prenant prétexte d'un rêve qu'il aurait fait la veille, contient au moins un authentique "sans-Dieu", surnommé le Tortillard, qui, pour n'apparaître qu'en fin du conte, est bien le descendant direct des mécréants médiévaux. Seulement, bien sûr, il n'y a plus de bûchers ... En tous cas pas sur cette terre : car, le bon curé en sait désormais quelque chose, de l'Autre Côté, là où nous échouons tous un jour ou l'autre, riches ou pauvres, croyants ou non, des bûchers, avec une infinité de variantes, il y en a tout plein ! A ravir un Jérôme Bosch en plein délire ! le père Martin vient d'en être le témoin onirique mais sincère.

Dans son rêve en effet, le curé de Cucugnan, qui déplore le mépris dans lequel les trois quarts de ses paroissiens tiennent sa modeste église et encore plus la traditionnelle visite dominicale en ces lieux saints, se retrouve devant l'entrée du Paradis pour demander à un Saint-Pierre portant bésicles mais fort serviable s'il peut lui donner le nombre de Cucugnanais qui, au plus haut du firmament, chantent désormais des hymnes à la gloire de Dieu.

Et là, première et énorme déception pour le brave Père Martin : la page réservée, sur le fameux Grand Livre, à la paroisse de Cucugnan est vierge. Mais vierge de vierge. Plus vierge, si ça se trouve, que les rares Enfants de Marie que le curé a sous sa houlette.

Encouragé par un Saint-Pierre optimiste et pourvu par lui de sandales spéciales, car les chemins pour s'y rendre sont plutôt chaotiques, le bon curé, prenant son bâton de pèlerin, s'engage alors sur la voie menant au Purgatoire. L'ange qui l'y reçoit est doté de fort belles ailes noires et arbore un visage plutôt sévère. A part ça, sans posséder la jovialité De Saint-Pierre, il est, lui aussi, du genre serviable. Et tout aussi optimiste puisque, devant le nouvel effondrement de M. Martin lorsqu'il apprend qu'aucun Cucugnanais n'est là non plus répertorié dans les pages du Livre réservé à cette "Quarantaine" particulière que se veut le Purgatoire (et inventée, précisons-le, bien après le Vème siècle), il pense tout de suite que les absents résident tout naturellement un peu plus haut, au Paradis. Son malheureux interlocuteur lui apprend alors qu'il en vient justement, du Paradis, et là, alors, bien évidemment, notre ange, si habitué qu'il soit à afficher la réprobation de bon ton qui sied à sa fonction, ne peut, non sans une pointe de pitié, que lui conseiller d'aller voir ... hum ... un peu plus bas ...

Après maints soupirs, notre bon Père Martin se résigne. Après tout, c'est un homme, on le sent bien, qui, au-delà sa tâche sacerdotale, possède le sens inné du devoir. Puisque l'Enfer il faut aller visiter, dans l'espoir de pouvoir sauver, fautes des âmes cucugnanaises qui s'y seraient déjà perdues, celles qui, sur terre, par leur conduite paillarde, avaricieuse, trop insouciante, libre-penseuse éhontée, etc, etc ..., risquent déjà d'y glisser au moment même où rêve le brave curé, eh ! bien, soit, avec l'aide de Dieu, allons-y !

Bon, bien sûr, on n'est pas dans "La Divine Comédie" de Dante, pas plus que nous ne nous trouvons plongés dans l'univers visuel de Jérôme Bosch dont certains parient pour le génie tout simplement visionnaire, et d'autres pour la prise régulière de drogues diverses (dont l'ergot de seigle). Et le but recherché - c'est-à-dire le retour dans les bras du Seigneur des villageois de Cucugnan - est atteint. Mais entretemps, le lecteur se sera bien amusé et nul doute qu'il se souviendra longtemps - pratiquement jusqu'à sa mort - du curé de Cucugnan, de ses brebis égarées, les défuntes comme les vivantes, et de la verve avec laquelle Alphonse Daudet nous fait rire et sourire de questions pourtant graves. Se glisse aussi dans ce conte plus complexe qu'il n'en a l'air une sorte de profession de foi de l'auteur envers les pro-curés, dans la lutte, inaugurée pratiquement à la Révolution française, entre ceux-ci et les opposants à toute forme de religion.

Daudet est pour la réconciliation, bonhomme et sans coups-de-gueule, avec des concessions dans les deux camps. Sinon, on n'arrivera jamais à rien. La voix de son curé de Cucugan et plus encore le rêve qu'il déclare avoir fait lancent un appel, plein de bon sens, aux agités des deux bords. Et, comme toujours, en conteur-né, l'auteur nous trousse tout ça avec un naturel étonnant, comme s'il l'avait fait sans avoir travaillé un seul mot, sans avoir pesé une seule expression, et avec un humour bon enfant qui ne saurait déplaire qu'aux Savonarole de tout poil.

Ceux-là sont, malheureusement, de toutes les époques . Nous en vivons actuellement une variante avec des Savonarole-mutants qui, par une étrange et paradoxale aberration, paraissent vouloir à tout prix remplacer une religion par une autre. Nul doute que, pour un péché aussi pervers, le vrai Savonarole les eût expédiés droit en Enfer ... celui du "Curé de Cucugnan", qui sait ? En tous cas, une chose est sûre : ils y seraient bien au chaud ...

Quant à nous, adorateurs du Grand Dieu Thot, contentons-nous de nous replonger dans notre enfance et nos premiers plaisirs de lectrices et de lecteurs, en relisant les aventures du "Curé de Cucugnan", un personnage dont on n'oublie pas de si tôt la finesse et le dévouement, et pour lequel on éprouve instantanément (ou presque), aussi naturelle que la tendresse avec laquelle l'a peint son auteur, une sympathie aussi profonde que si nous l'avions toujours connu. ;o)
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