Nous n’habitons pas les lieux, ce sont eux qui nous habitent.
Elle se faisait belle pour lui, se précipitait en entendant ses pas dans l’escalier. Il la prenait dans ses bras sur le seuil. Parfois, ils mangeaient froid ou même sautaient un repas, préférant rester au lit. L’odeur de cuisine, poisseuse, stagnait dans l’air pendant la nuit, remplacée au matin par celle du café.
Tous les étés, Daredjane est menacée de ne pas pouvoir repartir avec ses filles. Kessané a surpris une conversation entre son grand-père et sa grand-mère un soir en Abkhasie. "Tu te rends malade, disait Bebia, tu vas finir par avoir un ulcère si tu continues. Depuis le temps, tu devrais être habitué. - Jamais, répondait Babou. On ne s'habitue pas à la peur. Ils ont Daredjane dans le collimateur depuis qu'elle s'est mariée et est partie en France. Un jour ça va mal finir - .
Parfois les gens ont eux aussi des problèmes et ce n'est pas forcément contre toi, dit Kessané. Tu n'es pas obligée de voir les choses de cette façon.
La famille vouait une passion à l’histoire de France, à la littérature française. Daredjane avait lu les classiques, elle aimait Victor Hugo, Flaubert, Balzac. Elle avait entendu sa mère et sa grand-mère réciter des poèmes qui évoquaient les bords de Seine et des amours malheureuses et romantiques.
Parfois il lui semble qu’il y a deux êtres en elle, impossibles à relier.
Je voulais ma mère solide, pouvoir continuer à m'appuyer sur elle. Je n'ai pas supporté que tu sombres, que tu sois incapable de te relever.
Les maisons étaient devenues une obsession.
Est-ce ainsi que les destins se forgent ? Un instant l’avait précipitée, et tout son entourage avec elle, dans une vie chaotique. Elle n’y pouvait rien, leur passion s’était imposée. Daredjane avait franchi la frontière sans hésiter. Ses parents ne s’en étaient jamais remis. Quand elle revenait en Géorgie, son père se comportait comme un étranger. Elle devait l’apprivoiser, le séduire. Il mettait du temps à redevenir son père.